Rue Herbert Marcuse
Il y a des cheminements étranges qui me font aimer le hasard. Je livrais récemment un exemplaire de Libres Commères dans la boite à lettres de notre deuxième abonnée qui réside rue Herbert Marcuse. T’énerve pas, ami des RG (NDLR: actuelle DCRI mais on s’y fait pas!), je suis déjà rentré et je me fous bien de ton rayon d’un kilomètre ! Quand cette lectrice m’a annoncé son adresse, mon cerveau a tilté.
Herbert Marcuse.
Je revois la pochette du bouquin qui appartient à mon frère bien plus âgé que moi. Eros et Civilisation. Collection Points. Je débute maladroitement dans l’onanisme et la jolie paire de seins sur la couverture m’émoustille. On voit assez mal le pubis de la jeune fille, c’est pas non plus Playboy.
J’étais trop jeune pour aller au-delà de la pochette cartonnée et j’ai complètement perdu de vue cet auteur (et apparemment je ne suis pas le seul) dont le nom reste pourtant gravé dans ma mémoire jusqu’à aujourd’hui. Je démarre le moteur de recherche. Je tombe sur un article du Temps qui présente l’essai que Denis Collin a écrit sur le philosophe en 2018. Denis Collin, je connais, je le lis dans La Sociale. Et voilà, la boucle est bouclée. Je vais tâcher d’en savoir un peu plus sur Marcuse car à ce que j’ai compris, il développe une réflexion à l’intersection du marxisme, de la psychanalyse freudienne et de la phénoménologie husserlienne. Et là, ça m‘intéresse.
Ce qui m’intéresse aussi, c’est la raison qui a bien pu pousser la municipalité doloise à donner le nom d’un philosophe, plutôt subversif et critique du système capitaliste, qui a eu son heure de gloire dans les années 60-70 à une rue un peu paumée du côté des Paters.
Comme un peu plus tard, j’attendais au marché à côté de Jean-Claude Wambst, un ancien maire de Dole, je lui ai donc posé la question. Il savait de qui je voulais parler ce qui n’est peut-être pas le cas de ceux qui lui ont succédé. En revanche, il ignorait qui avait pris l’initiative du baptême. J’ai donc lancé un appel sur Spotted Dole. J’ai également envoyé un MSN à un conseiller municipal de très longue date mais retiré des affaires dont la réponse se fait attendre à l’heure où j’écris ces mots.
Ah mais un télex vient de tomber. Le génie du potager Marc Borneck nous signale que le baptême de la rue remonterait à avril 1981, soit seulement deux ans après la mort du philosophe. Dole était alors sous le mandat du socialiste Jean-Pierre Santa Cruz qui s’est achevé en 1983. Ce n’est donc pas une initiative de l’équipe Barbier et je n’en suis pas particulièrement surpris. Et pour mieux le comprendre, survolons rapidement la pensée d’Herbert Marcuse.
Dans Eros et Civilisation (1955), Marcuse annonce la libération sexuelle et sociale de Mai 69 (ce n’est pas une coquille, c’est une blague!) quand Le Marxisme soviétique (1958) fait un sort à la sauce lélino-stalinienne de la pensée de l’auteur du Capital. Dans L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), Marcuse dénonce la réduction de l’homme « moderne » à sa dimension de producteur opérant au sein d’un carcan technologique, une condition spontanément consentie par celui-là même qui produit biens ou services pour pouvoir se procurer des services et des biens qu’il juge indispensables à son bonheur mais qui pourtant l’aliène. Le soft power d’un totalitarisme technique aurait ainsi remplacé la coercition brutale d’une dictature ordinaire. Marcuse propose également quelques pistes d’émancipation, au-delà des nouvelles formes d’aliénation et de contrôle, ce qui en fait un penseur pas totalement désuet. On en saura un peu plus en lisant avec un minimum de temps devant soi un article assez clair et complet sur le philosophe.
Il y a donc eu à Dole un esprit malin, peut-être un peu farceur et suffisamment de gauche qui, avec une certaine diplomatie et une bonne dose de ruse, a permis au patronyme d’un philosophe très populaire en mai 68 et dans toutes les révoltes étudiantes de s’implanter durablement dans une petite rue pavillonnaire de notre cité gentiment bourgeoise (non loin, il faut le signaler, de la rue Jules Vallès, héros de la Commune, que je porte dans mon coeur, l’une comme l’autre). Sur le panneau que j’ai pris en photo, rien n’est mentionné sous le nom du philosophe. C’est bien dommage !
DERNIÈRE MINUTE : mon contact vient de m’appeler. Le Conseil municipal du 26 mars 1981 a entériné la proposition de l’adjoint à la culture Alain Cassabois, prof d’histoire-géo au collège Ledoux et… je vous le donne en 1000… membre du PCF. Ceci explique cela.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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