Politique

A Dole, Frantz Fanon se serait comporté comme un colonialiste...

Publié le 15 avr. 2025 à 16:31 | Écrit par
Christophe Martin
| Temps de lecture : 10m27s

Quand je suis allé voir le documentariste Gérard Theobald pour une histoire de reine comorienne enterrée à Pesmes, je ne me doutais pas que j’allais ressortir de chez lui avec, en tête, un tout autre article pour le journal local. Je signale au passage que mon titre initial « Cet auteur dolois a trouvé l’inspiration dans le cimetière de Pesmes » est devenu sous le clavier d’une secrétaire de rédaction influenceuse « Ce Dolois a trouvé la tombe d’une reine des Comores au cimetière de Pesmes ». Il y avait une nuance qui avait dû lui échapper. Mais peu importe ! 

Gérard Theobald m’a au cours de notre longue conversation appris que Frantz Fanon était passé par Saint-Ylie durant son internat. La coïncidence était étrange parce que la veille, Bruno Artel avait posté sur FB la bande annonce d’un film « Fanon » qui allait sortir le 2 avril (il est sorti depuis et le nombre de salles aurait, parait-il, tendance à augmenter). J’avais ainsi découvert que le militant anticolonialiste que je connaissais d’assez loin était psychiatre de formation. Gérard Theobald m’a également appris qu’en dehors du film de Jean-Claude Barny, un autre long-métrage intitulé « Dr Frantz Fanon » d’Abdenour Zahzah était sorti. Ça faisait quand même beaucoup de coïncidences. 

J’ai alors proposé à mon chef d’agence de faire une petite enquête. Il a accepté sans hésiter. Je tape donc « Frantz Fanon Saint-Ylie » sur mon moteur de recherche et je tombe sur un long article de Claudine Razanajao et Jacques Postel, « La vie et l'œuvre psychiatrique de Frantz Fanon ». Et un passage retient mon attention : « Tout en restant inscrit comme stagiaire chez « M’sieur D’chaume » (comme on le prononce à la lyonnaise), il devint interne provisoire d’abord à Dôle à l’hôpital de Saint-Ylie, puis à Saint-Alban chez Tosquelles. Ce dernier nous parle de son travail commun avec Fanon qui lui a laissé des souvenirs particulièrement marquants. En revanche, le séjour à Dôle s’est assez mal passé. Le Dr Madeleine Humbert qui fut son médecin-chef ne semble pas l’avoir beaucoup apprécié : « Je n’ai pas souvenir que Fanon se soit abaissé à prendre des observations. Il a laissé de son séjour le souvenir le plus désagréable possible, traitant les infirmiers comme… un colonialiste. Il faut dire qu’à cette époque il était seul interne du service pour plus de cinq cents malades » (lettre du 20 juillet 1973). C’est à la fin de son séjour à Dôle que Fanon présente sa « thèse » à M’sieur D’chaume. Il s’agit du manuscrit de Peau noire, masques blancs. C’est le scandale dans ce service universitaire où on n’avait guère l’habitude de voir traiter de tels sujets. Le professeur refuse. » Passons sur le circonflexe et la phonétique lyonnaise sans intérêt pour nous arrêter sur les propos de Madeleine Humbert qui aura attendu 23 ans pour écrire cette petite vacherie bien fielleuse, sans doute après avoir appris quelques informations sur l’activité militante anticolonialiste de son ancien interne.

Langue de pute comme je suis, je me dis que Fanon a dû avoir maille à partir avec l’institution psychiatrique et je suis prêt à parier sur un différend qui aurait trait à la déontologie, au statut du patient ou un truc du genre. J’envoie donc un mail à Gérard : « A ton avis que faut-il lire dans ce commentaire ? Les méthodes de Fanon n'allaient-elle pas à l'encontre de ce qui se pratiquait encore dans les HP d'après-guerre ? Gênait-il l'institution, l'ordre établi dans les services ? » Il me répond de venir prendre le café. Il est comme ça Gérard, du genre bavard, sans intention de tout écrire ce qu’il a à me dire.

J’expédie dans la foulée un mail à la direction du CHS pour obtenir des renseignements.

Et je vais prendre le café chez Gérard qui m’annonce d’office que mes questionnements ne sont pas pertinents et qu’il faut me replacer dans le contexte. Ce qu’il fait pour moi. 

Le premier paramètre, c'est celui de la départementalisation. À partir de 1946, les colonies françaises deviennent des départements ou des territoires d’outre-mer, les fameux DOM-TOM. Tous leurs habitants sont en principe citoyens, cependant cette réforme n'est pleinement effective qu’aux Antilles  et à La Réunion. Dans les TOM en revanche, les anciens sujets, tout en devenant citoyens français, sont faits citoyens du 2e collège, de sorte qu'un statut inégalitaire au niveau électoral se perpétue à leur détriment : en Algérie, en 1947, le million de citoyens du 1er collège (à statut civil de droit commun) bénéficie d'autant de représentants à l'Assemblée algérienne que les 8 millions de citoyens du 2e collège (à statut civil coranique). Ils sont par conséquent des « 1/8e de citoyens » dans les faits, ce qui n’a pas manqué de motiver leur rancoeur. Pour rappel, le massacre au camp militaire de Thiaroye d’anciens prisonniers de guerre sénégalais qui réclament leur pension a lieu dès décembre 1944, ceux de Sétif, Guelma et Kherrata contre les manifestations nationalistes, indépendantistes et anticolonialistes dès mai et juin 1945.

Constitutionnellement, on est encore dans la 4e République. Au sortir de la guerre à laquelle ont pourtant participé les soldats indigènes des colonies, le Général de Gaulle « blanchit » les troupes qui défilent sur les Champs Élysées, les autorités effacent sciemment la participation des colonisés à la Libération du sol métropolitain.

Dans ce contexte, personne ne sait quel accueil vont faire les Français à la départementalisation. C’est le 2ème paramètre.

La 3e paramètre à prendre en compte, c'est la guerre en Algérie, une guerre qui, pour Gérard Theobald, n’a jamais vraiment cessé depuis 1830. Les « évènements d’Algérie » en sont à leur prémices lorsque Fanon exerce à Dole. La déclaration officielle n’a lieu qu’en novembre 1954.

Le 4e paramètre concerne directement Fanon. Les Français américains, dont les parents avaient parfois fait la Première Guerre mondiale, pour des raisons de solidarité à divers égards, ont souhaité lutter contre le nazisme. On le sait peu mais Haïti, petite moitié d’île de la Caraïbe a déclaré la guerre à l'Allemagne nazie. Ces jeunes dissidents dont font partie Frantz Fanon et son meilleur ami Marcel Manville et à qui est refusé le titre de résistants vont sortir du territoire national pour aller vers les îles britanniques, notamment la Dominique toute proche. Les plus qualifiés sont dirigés vers les États-Unis pour être formés comme officiers. Fanon va brièvement être entrainé par les Britanniques pour ensuite revenir sur le territoire constitutionnel par le biais de l’Algérie. Fanon sert dans la 2e division blindée, est blessé dans les Vosges et reçoit ses lettres de noblesse militaire suite à cette blessure. On ne peut donc pas dire que Fanon soit un poltron ni un objecteur de conscience. Il n'a pas d'objection à cette guerre-là en tous cas. 

Voilà donc un type qui, au sortir de la guerre, s'interroge aussi sur la question coloniale. Les tueries au Sénégal et en Algérie dont la nouvelle s’est répandue interrogent le jeune étudiant qui est issu d'une colonie et qui est venu combattre pour la liberté. « Il y a dans son constat une amertume qui le dirigera vers une analyse de la trahison ». 

Fanon n'est pas communiste. Parmi les gens qu'il côtoie, il y a un certain Aimé Césaire qui lui est communiste. Son ami Manville aussi est au PC. Fanon réfléchit, analyse les choses et jusque là, pour Gérard Theobald, ça n'a rien à voir avec ses études de psychiatrie. A Lyon et à Paris, Fanon fréquente la population guyano-antillaise. Mais les deux départements Martinique et Guadeloupe ont toujours été très véhéments sur les questions de la liberté et Fanon baigne dans ce milieu.

Pour ce qui nous concerne directement ici, Fanon n'a jamais rien dit sur Dole, encore moins écrit sur son passage. Il a seulement publié en 1951 dans la revue Esprit, le texte sur les Nord-Africains. « Si tu as accès à ce texte, tu as accès à Fanon. Et tu comprends que ça ne peut pas bien se passer à Dole ». 

Ça ne peut pas bien se passer, cette histoire où la classe dominante évite de se mouiller. Elle ne dit rien. Elle ne se positionne pas comme nationaliste ou patriotique. Mais face à un type comme Fanon qui sait qu’elle a collaboré plus ou moins activement pendant l’Occupation, forcément, ça clashe. « Il était du genre à ne pas se laisser faire. » Au delà du colonialisme, il y a chez Fanon, une continuité des problèmes liés au travail, au droit à l’expression, à la question de l’instruction, au mépris classe, à la discrimination. Fanon, en tant que martiniquais, ancien combattant qui s’est battu contre le nazisme alors que ce n'était pas son combat, qui a été blessé, décoré, qui a quitté ses parents alors qu’il était encore mineur, face à des gens qui ont plus ou moins collaboré pendant quatre ans, ça ne pouvait pas le faire. 

On ne sait rien de particulier sur Madeleine Humbert sinon qu’elle exerçait toujours en 1971 à Saint-Ylie. Difficile également de connaitre son attitude vis-à-vis de l’occupant nazi. Néanmoins, on sait que le corps médical, à part quelques exceptions bien sûr, n’a pas fait preuve d’une grande résistance durant l’Occupation : l’Ordre des médecins date de Vichy, de 1943 exactement, date à laquelle Fanon s’engage contre le nazisme. C’est pas la même mentalité ! On laisse donc à Madeleine Humbert le poids de ses mots et le mépris de classe, pour ne pas dire plus, qui pointe sous sa plume acerbe.

Une petite pause, pour signaler qu’après avoir relancé le CHS, j’obtiens une réponse qui m’invite à m’adresser aux archives départementales du Jura sur les fonds administratifs du CHS Saint-Ylie Jura : tout ce qui date d’avant 1970 a été transféré à Lons. Ce que je fais dans l’heure et la réponse ne prend pas 48 heures : « Pour donner suite à votre courriel de ce 8 avril, les Archives départementales du Jura conservent dans le fonds du centre hospitalier spécialisé Saint-Ylie Jura un très mince dossier administratif concernant Frantz Fanon au sein de la cote 21HDep 321. Frantz Fanon a été nommé sur un poste d’interne à l’asile de Saint-Ylie par arrêté préfectoral du 7 juillet 1950, poste qu’il a occupé du 18 juillet 1950 au 15 décembre 1950, date à laquelle il démissionne pour des raisons scolaires, l’université de Lyon l’ayant informé qu’étant élève de 5e année, son activité à Saint-Ylie ne pouvait être validée dans le cadre de son cursus. Ce petit dossier ne comprend qu’une copie de l’arrêté préfectoral, et quelques échanges entre Frantz Fanon (un courrier demandant une attestation d’activité daté de 1953), le directeur de l’asile et le doyen de la faculté de médecine de Lyon. » Signalons au passage que le terme d’asile a été officiellement abandonné en 1937 pour celui d’hôpital psychiatrique.

Et donc retour à et fin de l’entretien avec Gérard Theobald.

Lorsque Fanon passera en Normandie de septembre à novembre 1953 , il aura des problèmes. Mais cette fois-ci, le type qui le salope vraiment, ce sera le directeur de l’HP où le jeune psychiatre assure un intérim. Il faut dire que Fanon monte quelque chose qui était de l’ordre d'un syndicat. Il dit simplement: « Puisque vous prenez les patients pour faire vos basses besognes, le jardin et tout le reste, ce sont des salariés ». Le directeur a pris la mouche.

Selon Gérard Theobald, il y aurait aussi eu des gens qui ont eu la désobligeance de se gausser des faits d’armes de Fanon, de remettre en cause son statut d’ancien combattant. Tout cela se serait passé dans le cadre du travail, rarement au dehors. Situation délicate où Fanon savait que même si la collaboration n'avait été que passive, ce comportement était aux antipodes du courage qu’il avait pu montrer.

Chronologiquement, ce que me dit Gérard se tient : Fanon soutient sa thèse en psychiatrie à Lyon en 1951, par conséquent après son départ de Dole. Il part ensuite faire son apprentissage à l'hôpital de Saint-Alban, à Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, pendant quinze mois. Il y rencontre le psychiatre François Tosquelles, catalan antifranquiste au printemps 1952. « Cette formation est déterminante tant sur le plan de la psychiatrie que sur celui de ses futurs engagements politiques. Aux côtés de Tosquelles, il interroge l’aliénation dans tous ses registres, haut-lieu de rencontre entre physiologique et historique » Ce bout de texte est tiré de L’antipsychiatrie dans l’héritage de Frantz Fanon : Rencontre avec Mathieu Kleyebe Abonnenc

Autrement dit, en 1950, il était sans doute encore un tout petit peu tôt pour Fanon pour vraiment s’opposer à la doxa psychiatrique comme il le fera plus tard et notamment lorsqu’il sera en poste à Blida-Joinville en Algérie entre 1953 et 1956. A Dole, il n’a pas encore eu vraiment le temps de formuler les idées qui vont interpeler Sartre et pas mal d’autres intellos.

En revanche, lors de son passage à Saint-Ylie, il était déjà bien remonté contre le système colonial qui refuse de lâcher prise alors que l’émancipation des colonisés est en marche et c’est dans cet esprit qu’il faut envisager les commentaire de Madeleine Humbert. Au sein d’une institution encore conservatrice, Fanon a pu paraitre « mal élevé » et dérangeant. Son origine martiniquaise et son jeune âge n’ont pas dû arranger les relations avec le personnel en place.

Mon article pour le journal est paru dans la presse locale et sans doute passé à peu près inaperçu. Vous bénéficiez ici d’une version beaucoup plus complète. Reste à espérer que le Majestic diffusera les deux films un de ces jours. Avec 70 salles seulement en France pour le film de Barny, c’est pas gagné. Quand à celui de Zahzah, je crains que sa diffusion ne soit encore plus confidentielle. On vous tient au jus.



À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.

Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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