"Classes laborieuses, classes dangereuses"
Si nombre d’événements historiques retiennent notre attention, c'est que le cours de l'histoire dans lequel nous sommes pris ne manque pas de « déjà-vus » évocateurs. La période sur laquelle j'aimerais attirer votre attention dans cet article sont les années qui suivirent l'instauration de la monarchie parlementaire de Juillet, entre 1830 et 1840. Ici, je prendrai sûrement quelques raccourcis et je n'expliquerai évidemment pas tout. Néanmoins en préambule, vous remarquerez l'omniprésence des mots « prolétariat » et « bourgeoisie ». Ce n'est pas anodin et je sais que ce sont là des mots, qui peuvent faire fuir les moins marxistes d'entre vous. La raison pour laquelle j'emploie ces termes est simple : ce sont les meilleures catégorisations sociales possibles pour parler de ces strates antagonistes de la population au XIXème siècle. Les bourgeois se revendiquaient encore comme tels, le prolétariat incluant alors les masses d'ouvriers pauvres urbains et plus généralement tous ceux qui n'avaient pas d'autre choix que de vendre leur force de travail.
Alors allons y.
A ce moment de l'Histoire, et dans la continuité des idéologies dominantes nées des Lumières qui viennent de passer par les cases Révolution, Premier Empire napoléonien et monarchie constitutionnelle bourbonienne pour arriver en 1830 à la monarchie parlementaire de Juillet, la bourgeoisie détient le monopole de l'information, de la pensée et de l'expression dans l'espace public. Ces intellectuels libéraux -dans leur grande majorité- y produisent alors du politique à partir de représentations tout à fait fictives du peuple. La misère de celui ci, désormais numériquement visible et physiquement proche de la classe bourgeoise du fait de la concentration croissante des travailleurs pauvres dans les grandes villes en pleine industrialisation, pousse la « bonne société » à croire en un problème nouveau. C'est l'émergence de la « question sociale » que le bloc bourgeois -en plein essor économique- se posera à chaque fois que la « populace » passera dans le champ de son radar.
Il faut ici resituer la pensée dominante de cette époque qui, même si elle était prise dans ses propres débats, portait une vision quasi unanime. Cette vision est celle d'un peuple qu'il ne suffit pas d'instruire (87% des ouvriers masculins savent alors lire et écrire) mais qu'il faut encore éduquer. L'ouvrier, le « misérable », si il veut participer à la vie politique et s'intégrer à « l'honnête société » doit se « civiliser », tout « barbare » qu'il est. La classe moyenne émergente emboîtant alors le pas à la Haute. Mais il ne faut pas manquer de dire que la bourgeoisie organisa la manière de penser la « question sociale » avec de la peur. Et c'est dans le texte, avec une phrase que l'on doit à Saint Marc Girardin (1832) : la classe populaire, « une classe d'hommes que son défaut d'instruction et sa vie précaire tiennent en effet dans un état d'hostilité dangereuse pour la société ».
Ainsi, en ces années 1830/1840 d'un siècle marqué par les changements de régimes, l'essor économique et industriel, les guerres, les révoltes et les révolutions à venir, la bourgeoisie, bien qu'encline au paternalisme dans le confort des salons, dans l'entre-soi de la presse et du parlement cultive une crainte. Celle de la révolte des classes populaires à cause des maux que celle-ci éprouve chaque jour. Une crainte d'autant plus présente que pour le bourgeois, le pauvre ne peut formuler ses idées que par la violence puisqu'il lui manque la raison. Encore une fois dans le texte, avec une phrase d'Eugène Buret (1840): « Comme les barbares auxquels on les a comparés, ils [les prolétaires] méditent peut être un invasion ».
En plus de cette crainte s'ajoute la peur sanitaire que suscite le « sale » pauvre contractant on ne sait quelle maladie horrible, on ne sait où. Si le pauvre venait à contaminer les « honnêtes gens », ce serait la fin du « nous » bourgeois puisque la maladie était alors vue comme étant en rapport direct avec les mœurs. C'est là une vision hygiéniste encore perceptible de nos jours dans certains comportements politiques, certaines marques de classe.
Heureusement le prolétariat ne s'est pas laissé traiter de la sorte très longtemps et a su s'approprier les outils mis à disposition par les dominants contre eux, ce qui au passage est toujours le cas dans la lutte des classes. Il va faire irruption dans l'espace public jusqu'à être impossible à ignorer. Une expression des travailleurs qui forcera les intellectuels libéraux à modifier leur manière de penser et de décrire le prolétariat. Petite histoire. C'est au début des années 1840 pour essayer de faire la lumière sur la « question sociale » qu'Eugène Sue fit paraître sous forme de feuilleton les « Mystères de Paris » entre 1842 et 1843. Il souhaitait alors « mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes du barbare qui vit au milieu de « nous ». « Nous » donc, les « braves gens ». Ce feuilleton de Sue puisera énormément dans les rubriques émergentes des faits divers afin de transformer des individus bien réels, en stéréotypes : « la jeune fille pure », « l'ouvrier ivrogne »... Des stéréotypes que les classes populaires se réaproprierons, des classes qui constitueront l'essentiel du lectorat d'Eugène Sue. Ainsi, à force de recevoir des courriers de ce lectorat populaire, Sue sera amené à changer progressivement de point de vue, délaissant de plus en plus le racisme social bourgeois au fur et à mesure de sa rencontre avec le peuple pour finir par défendre ses intérêts : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection. » écrit-il dans ses "Mystères de Paris". Il sera censuré comme d'autres lors du Second Empire.
Par ailleurs, les ouvriers commençaient déjà à produire leurs propres journaux, à l'exemple de L'Atelier, « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers », qui joua un rôle essentiel dans l'élaboration des revendications des travailleurs au coeur de la révolution de 1848. Il faut néanmoins souligner ici que seule une infime partie du monde ouvrier pouvait parler de sa condition sociale. Il n'empêche que l'appropriation par cette petite avant-garde prolétaire de la figure du travailleur eut des conséquences importantes, allant jusqu'à provoquer des prises de conscience au sein d'une partie de l’intelligentsia libérale. A l'exemple de Victor Hugo et de notre Gégène qui, face au mouvement publiciste ouvrier, durent se rendre à l'évidence et firent migrer le sens de leur vocabulaire d'une description de race à une description de classe. Le « misérable » ne décrira plus le « barbare criminel », il désignera désormais le petit peuple des malheureux . L'ouvrier sera désormais publiquement représenté et le rejet de la société industrielle naissante et de ses dominants continuera alors à prendre forme jusqu'à la révolution française de 1848.
En guise de conclusion, toute ressemblance avec notre époque n'est pas fortuite et quand bien même il faudrait résister à l'anachronisme, la pensée dominante actuelle se resitue comme tout autre pensée dans son histoire. Pour moi, humble commère, je constate et je ne suis pas le seul (oui, oui) à constater l'absence de représentation médiatique des classes populaires. Les articles d'Acrimed en parlent mieux que moi. D'ailleurs quand elles viennent à être représentées, c'est toujours sous le prisme soit de feuilletons de faits divers sordides (l'affaire Daval) soit d'une masse dangereuse et parfois violente de Français « qui ne comprennent pas » à cause d'un « manque de pédagogie » et de sa « carence en matière de savoirs ». Un peuple avec lequel il faut savoir être « bienveillant » [article diplo]. Mais rassurons nous, le champ médiatico-politique bourgeois paye son arrogance d'une cécité incroyable : il n'a jamais été capable de voir jaillir et de comprendre les grands mouvements populaires, à cause de son incapacité chronique à penser, à montrer le peuple avec le peuple. La recrudescence des médias indépendants ayant émergé avec le mouvement des Gilets Jaunes, si on la conçoit comme je le crois, est une réponse à l'ignorance/malveillance criminelle du bloc bourgeois ainsi qu'une manifestation de la nécessité pour le peuple de défendre ses intérêts face à celui ci. Ce serait une sacrément bonne nouvelle. Cette auto-éducation du peuple, cette éducation populaire me semble être un des nombreux signaux faibles d'un rapprochement des conflits sociaux, d'une distance toujours moins grande entre eux, de récits populaires se formulant, d'une lutte des classes qui ne fait que se réveiller après un court festin de 30 ans et une désillusion progressive de 40 ans.
Elie Ben Ahmed
À propos de l'auteur(e) :
Elie Ben-Ahmed
Faux écologiste admis aux Gilets Jaunes sur liste d'attente, souffre d'hyperphagie informationnelle causant souvent des troubles de paraphrasite aigue. CAP "Technicien de Maintenance de l'Ascenseur Social - Option Scooter en Y" en cours.
Volontaire en sévices civiques
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