De quoi demain est-il le nom ?

Publié le 14/03/2021 à 13:04 | Écrit par La Rédac' | Temps de lecture : 05m17s

Louis est d’une génération qui a été formée intellectuellement à l’idéologie du progrès. Ou, pour le dire d’une manière plus savante, qui a cru à un sens de l’Histoire. Cette thèse, apparue à la fin du XVIIIe et hégémonique jusqu’au début des années 1980, selon laquelle l’humanité se construit et se réalise, peu à peu, au cours du temps, par ses œuvres et ses novations, à la fois sur les plans technique et politique, était la matrice de la plupart des courants intellectuels de l’époque. La philosophie de l’histoire dominante fut longtemps celle tirée du marxisme, mais on pouvait tout autant en saisir une version libérale, sans doute plus prudente, qui partageait les mêmes présupposés. Savoir si l’humanité de l’homme s’améliore au long des siècles est probablement une hypothèse impossible à vérifier et Louis ne prétend pas y répondre. Ce qui l’intéresse ce sont les conséquences produites par la disparition (quasi générale) de cette idée.

Cette position impliquait (au moins) deux choses : la modestie et l’espoir. La modestie parce que chaque génération savait qu’elle n’était qu’un moment de ce parcours vers une fin qu’elle ne connaîtrait pas. Elle savait qu’elle contribuait à une ascension lente et pleine d’embûches, (voire de régressions ponctuelles), vers un avenir, malgré tout, meilleur. L’espoir était là, demain goûterait les fruits d’aujourd’hui. Point central : Le présent ne tenait pas son sens de lui-même, ne se justifiait pas de lui-même, mais de ce qu’il ferait apparaître au-delà de sa survenue.

Aujourd’hui, Louis constate que, dans nos représentations, le présent est fermé sur lui-même, qu’il n’ouvre sur nulle autre perspective que sa présence. Il nomme ce présent sans portes ni fenêtres, un « maintenant ». Être dans le maintenant, c’est avoir le moment vécu pour horizon et lui seul. « C’est maintenant », dit-on, pour signifier que quelque chose se fait ou se passe qui emplit à soi seul la totalité de l’être, qui sature le temps actuel et qui s’achève dans son accomplissement même. C’est aussi un fait qui brise la fluidité temporelle, la solidarité des causes et des effets, surgissant d’un avant qu’il anéantit et qui est aveugle sur l’après qu’il peut provoquer. Certes, c’est aussi le ressort nécessaire à l’action, mais d’une action intempestive, sans prises organiques avec la réalité dans laquelle elle s’inscrit. S’il a un sens, il n’est pas en lui, il lui sera adjoint du dehors. Comme un baiser peut-être un acte sans lendemain ou le début d’une histoire d’amour. De cet avenir, le baiser ne décide pas.

Qu’est-ce qu’une vie dans le maintenant ? Pour vivre, le corps a besoin de nourriture dont il obtient l’énergie indispensable à sa continuité. Il en va de même pour l’esprit, celui-ci a besoin d’être nourri par des aliments spécifiques : désirs, projets, idéaux, valeurs, par exemple. Pour sa part, Louis estime que l’idée d’un progrès collectivement édifié a été une nourriture spirituelle enrichissante. Elle permettait à chacun de ne pas se cantonner à sa seule personne, de dépasser l’égotisme et l’individualisme déjà là. Et surtout, elle demandait à chacun de se positionner, de prendre parti, de choisir : Vers quel demain aller ? Comment s’organiser pour s’en rapprocher ? Avec qui s’allier, de qui se séparer, etc. ? En un mot, il convenait de tirer de soi une option, de responsabiliser son rapport à l’Histoire, de s’engager dans une direction, ne serait-ce qu’intellectuellement. 

Il semble à Louis que, dans les présents-maintenant d’aujourd’hui, les individus ne tirent la substance de leurs choix de vie que de ce que le monde leur propose, leur envoie, met à leur disposition. Présupposant que l’avenir est condamné à n’être que la réitération indéfinie du présent, ils ne peuvent plus se situer par rapport à lui, ils n’ont plus d’autre option que l’enracinement dans un présent estimé auto-suffisant. Dès lors, pour continuer à vivre (spirituellement), ils puisent leurs ressources quasi-uniquement dans les objets que la société du maintenant leur propose. Et ces objets ne manquent pas, sur les écrans, dans les réseaux sociaux, dans les productions du divertissement et de la culture, dans les discours incessants que le présent tient sur lui-même, etc. En un sens, les intellects n’ont jamais été autant stimulés qu’à notre époque. Le problème, selon Louis, est que tous ces objets sont fournis, prédigérés, plats préparés juste à réchauffer, et que, avant tout, ils sont extérieurs aux sujets qui les reprennent, avec plus ou moins d’entrain ; les choix qui leur restent ne présentent pas les mêmes enjeux que ceux de sa génération. Sans la possibilité de penser que leurs choix et décisions puissent faire du monde de demain autre chose que ce qu’il est aujourd’hui (sinon en pire), les individus ne peuvent se personnaliser que via les marchandises, matérielles et symboliques, fournies par le mode de production dudit monde, marchandises qui ne changent rien à leurs vies, sinon en les faisant plus « efficaces ». Ils ne sont alors que réactifs et non plus (possiblement) actifs ou acteurs.

Louis admettra volontiers les critiques et railleries de celles et ceux qui lui rétorqueront que sa philosophie de l’Histoire a généré bien des déboires et qu’il n’exprime en réalité que la nostalgie habituelle de ceux que la jeunesse abandonne. Le problème posé ici est ailleurs, il s’agit de savoir quelle part nous revient dans les types de vie que nous développons. De son analyse, il tire deux pistes :

1) La crise de la pandémie semble n’avoir nul effet sur la popularité des gouvernants actuels. Ne serait-ce pas parce que, faute d’en attendre un projet politique engageant un avenir, comme cela se fit jusqu’au début des années 80, ceux-ci se sont voués (et nous ont voués) uniquement à la répétition du même (autrement dit à la préservation du capitalisme néo-libéral) et que, dès lors, ce qui nous inquiète, c’est seulement de ne plus avoir à disposition le même stock d’objets ou d’ « activités » à consommer ? Le temps et l’espace du maintenant se réduisent et leur rapetissement nous confronte à son ennemi mortel : l’ennui. La meilleure définition de l’ennui étant : l’incapacité à trouver en soi de quoi se satisfaire de soi.

2) La différence entre un « monde d’après » et un « monde d’avant » célébrée lors du premier confinement n’était-elle pas un trompe-l’œil ? On voulait croire qu’il y aurait une différence qualitative entre ces deux mondes, la pandémie jouant le rôle dévolu naguère au « grand soir », alors que, plus prosaïquement, la différence n’était que quantitative : il y aura (peut-être…) moins dans le monde d’après. Moins de loisirs, moins de sorties, moins de voyages, moins d’attention à soi, etc. Mais ce ne sera pas mieux.

Stéphane Haslé




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