Politique

Petit traité d’hégétique de fond

Publié le 04/04/2021 à 14:15 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 04m13s

Ne cherchez pas le mot hégétique dans le dictionnaire : je l’ai entendu pour le première fois dans la bouche de Jean Gagnepain et ne l’ai lu que sous sa plume. Et depuis sa mort, je suis peut-être le seul à l’utiliser. Mais il est bien pratique puisqu’il désigne l’art de gouverner ou la science (molle) du gouvernement. C’est un rejeton de la même racine grecque qu’hégémonie, la domination sans partage. L’hégétique est donc à la politique ce que le management est à l’économie où l’anglicisme gouvernance a pris le gouvernement de court. Un peuple n’est pourtant pas le personnel d’une société. Il n’a pas été embauché et a, en démocratie, élu ses dirigeants. Ce n’est pas le cas de l’entreprise qui ne répond pas aux critères de la nation, même si on réclame parfois aux salariés un engagement qui frise le patriotisme et la dévotion.

Nos actuels dirigeants ne connaissent donc sûrement pas l’hégétique mais cela ne les dérangent en rien pour exercer le pouvoir, un savoir qu’ils ont dû apprendre à l’ENA où le terme d’administration côtoie celui de gestion. Ces technocrates gèrent donc des masses populaires comme des comptables palpent des statistiques et comme des ingénieurs pilotent des ressources humaines. Derrière des écrans plein de chiffres, l’oreillette de la langue de bois bien calée dans le canal auditif.

Il est toutefois un principe qu’ils appliquent sans toutefois le maitriser, une idée que tous les joueurs d’échecs, jeu de conflit s’il en est, connaissent. C’est le principe du coup d’avance, celui d’être à l’initiative qui donne l’avantage sur l’adversaire. Ceux qui sont au pouvoir sont à la manoeuvre car ils sont justement au pouvoir pour prendre des décisions et les faire exécuter.

Avec le gouvernement réactionnaire qui est le nôtre (je vous rappelle qu’Emmanuel Macron a été mis là où il est pour casser notre système de protection sociale et offrir au grand capital ce qui reste de notre service public), les mesures nous poussent à réagir contre la réaction et nous ne nous mobilisons que contre des projets de lois des néolibéraux qui, de toutes façons, finissent toujours, au pire, par passer. Au moins pire, on en revient au point de départ. Dans les deux cas, on n’a pas avancé.

C’est le constat que fait Renaud de Lagasnerie dans Sortir de notre impuissance politique. « Lorsqu’un gouvernement avance un projet et que nous nous mobilisons contre, s’il recule, alors nous appelons « victoire » ce qui est le maintien d’une situation que nous critiquions auparavant (…) ce n’est pas une victoire ; c’est une non-défaite. Nous n’avons rien imposé. Nous n’avons pas perdu - c’est tout.  Nous avons résisté à une offensive mais nous n’avons pas lancé notre propre offensive. » On limite donc la casse quand on ne se fait pas casser la gueule. C’est pas glorieux et pas vraiment agréable de se l’entendre dire. Sans compter que pour l’instant, on perd à tous les coups. C’est même plus la peine de demander quoi que ce soit à ce gouvernement. Le capital a quelques coups d’avance sur nous. Y a qu’à voir comment dans ce bordel de la Covid, ce gros enfoiré en a profité pour arrondir ses fins du monde. Il aurait inventé le virus lui-même que ce ne serait pas tomber plus à pic que deux Boeing sur les Twin Towers. 

La contestation doit imposer son propre agenda si elle veut arriver à quelque chose. Résister, c’est bien mais porter la contestation là où on ne l’attend pas, ce serait mieux. On en a perdu l’habitude parce qu’on surnage à peine dans ce flot d’informations.

Beaucoup d’entre nous regardent arriver les différentes élections avec un peu d’espoir. Je les plains, ils vont être déçus. Déçus parce qu’il n’y a pas grand chose à attendre des notables qui veulent se légitimer en devenant des élus. Déçus parce que les élections à venir s’annoncent truquées. La bourgeoisie au pouvoir s’est montrée encore plus réactionnaire et décomplexée que prévu. Sa main mise sur les médias n’a jamais été aussi ferme et manipulatrice. Les électeurs vont s’engouffrer dans les pièges qu’on leur tend déjà. Machine à perdre à « gauche », machine à épouvanter à l’extrême-droite, machine à sauver la mise à l’extrême-centre-droit. Je vous annonce d’ores et déjà que je m’abstiendrai de m’intéresser aux présidentielles. Le principe même de la présidence ne m’intéresse plus.

Ça ne veut pas dire que je jette l’éponge. Au contraire mais je n’ai pas l’intention de prendre un strapontin pour assister à l’empoignade générale sur le ring. Pour être tout à fait honnête, le spectacle vivant ne me manque pas trop. Ce qui me manque, c’est de rencontrer librement les gens pour refaire la vie avec eux, c’est de réouvrir la Bobine, c’est d’installer un coin Libres Commères chez Mumu, c’est d’organiser des imprévus vraiment politiques.

On pourrait même inventer une branche à l’hégétique : l’art de gouverner sans être au pouvoir. Comme un courant marin qui ferait dériver le bateau là où on veut qu’il aille et quoi que fassent l’autre pingouin au gouvernail, le vent dans les voiles et les singes dans le gréement. Il faut continuer à faire des vagues sans se préoccuper plus que ça de l’agenda politique et du falbala médiatique. Pratiquer une sorte d’hégétique de fond qui nous rendrait ingouvernables… et dangereux.




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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