Mode sombre

Je vous ai parlé il y a quelques semaines d’un documentaire en deux parties sur le BPP, le Black Panther Party. Mon article se terminait sur une mauvaise blague à propos de Fred Hampton et j’avais visé juste. A l’heure où l’Amérique bien pensante des libéraux qui se prétendent démocrates sautent de joie à la condamnation du meurtrier de George Floyd, Hollywood enfonce le clou avec la sortie (sur Canal +, merci Castex !) de Judas and the Black Messiah, un film sur William O’Neal, la petite frappe que le FBi avait réussi à corrompre et qui, une fois engagé dans le service d’ordre du tout jeune leader charismatique du BPP, Fred Hampton, va servir de taupe au bureau fédéral. Voilà une version american 60’s de la trahison du lumpenprolétariat au jardin des Oliviers. Je ne vous ferai pas l’injure de vous traduire le titre et je n’épiloguera pas non plus sur l’allusion évidente aux Évangiles dans le titre de ce biopic. Ce n’est pas ce qui m’inquiète. 

Je ne vous ai pas caché ma sympathie pour le BPP en vous recommandant ce documentaire ni fleur bleue ni chrysanthème mais assez juste quant aux différentes dérives du BPP. Cependant sa principale qualité était d’en montrer la portée politique réelle, c’est à dire véritablement révolutionnaire dans l’action sociale de rue, l’émancipation par l’exemple et le travail d’éducation populaire. 

Dans Figures du Communisme, Frédéric Lordon fait lui aussi allusion au BPP et explique en quoi cela a pu représenter une menace pour l’État capitaliste américain. Je n’ai pas dit le white power car les Black Panthers visaient, pour beaucoup sans le savoir, le système lui-même en se passant tout bonnement de son assistance : une sorte de ZAD urbaine à l’échelle des USA, quoi! Avec le ralliement des gangs au Nord-Est et la création d’une coalition arc-en-ciel, Fred Hampton pouvait incarner le messie noir que redoutaient les autorités étasuniennes et créer une réelle dynamique politique plus uniquement ethnique mais profondément sociale et menaçante pour les racines même du capitalisme. Dans la longue présentation sur YouTube, la Warner Bros se garde bien de parler de capitalisme (et a fortiori d'anticapitalisme) et dans les Échos, Olivier de Bruyn désigne Fred Hampton comme « le patron des Black Panthers de Chicago grâce à ses talents d'orateur hors pair et à ses discours enflammés où il revendique ses convictions socialistes et sa fascination pour Che Guevara ». Le terme de patron est repris dans la légende de la photo de l’article alors qu’Hampton était le président (chairman) du chapitre (section municipale du BPP) de Chicago: en anglais, patron, c’est boss, cher monsieur de Buyn! Un lapsus sans beaucoup de conséquence mais qui montre bien qu’on a du mal à supporter les égalitaristes aux Échos de Bernard Arnault, toujours bien placés dans la recherche sur Google. 

D’ailleurs, je vous renvoie à un article de Vanity Fair (tiens, tiens!) nettement mieux documenté et plus affûté sur Judas and the Black Messiah.

Je n’ai pas Canal+ et je n’ai pas vu le film mais je sais qu’il est déjà le grand attendu des Oscars, un des favoris pour LA récompense de la cérémonie du soft power. Qu’un mouvement d’opposition radicale ait UN leader, ça fait à la fois peur (le directeur du FBi, Hoover, craignait la fascination des foules) et ça rassure (c’est pas communiste et polycéphale, comprenez en miroir monocéphale = un seul cerveau = décapitable). Le film joue sur la figure charismatique de Fred Hampton (l’acteur qui l’incarne a eu l’Oscar tellement les USA battent leur coulpe avec BLM) qui avait un pouvoir incantatoire certain qui frisait parfois la transe ou le lavage de cerveau, c’est selon. De quoi alimenter une tragédie-thriller et remporter quelques prix. On se méfiera donc de cette production de la Warner Bros qui, si elle se présente plutôt bien (les actions sociales du BPP sont bien là), ne pousse vraisemblablement pas si loin que ça le bouchon. Sinon le système ne l’aurait pas financé. Ni même laissé passer.

Une partie des États-Unis est à fond dans l’antiracisme mais je suis loin d’être persuadé qu’elle soit prête à vraiment entendre parler d’anticapitalisme alors que les deux causes sont pourtant jumelles (je n’oublie pas le féminisme, lisez l’article précédent). La lutte contre l’injustice raciale est une question acceptable aux Oscars, ça deviendrait plus compliqué avec un combat contre les injustices sociales et leur fondement dans le système capitaliste. Mais n’en demandons pas tant à Hollywood. Enfin si… parce que j’ai comme dans l’idée que l’administration Biden va chercher à noyer les aspirations à une réelle équité sociale du peuple américain (issu des minorités ou pas) dans la mise en exergue médiatique des progrès de la lutte pour une justice raciale. En raccourci, on condamne le flic déchu Derek Chauvin de manière exemplaire et on laisse la bride sur le cou de Jeff Bezos & Co. On donne de la visibilité aux minorités ethniques sur les écrans mais on oublie Leonard Peltier en prison (j’espère me tromper) et on ne remboursera jamais tous ceux qu’Obama n’a jamais sortis de la mouise après la crise de 2008 (je suis sûr de ne pas me tromper). 

« The Revolution will not be televised », slamait Gil Scott-Heron.

Quelques mois plus tôt, Fred Hampton scandait encore : « On peut tuer un révolutionnaire, on ne peut pas tuer la révolution. » Il s’est trompé. Avec les Black Panthers d’abord, assassinés et asphyxiés comme Georges Floyd. Avec le mouvement d’émancipation afro-américain de manière plus générale ensuite, miné par le crack, diverti par le rap, berné par les démocrates, écrasé par la police et divisé dans ses envies de réussite. En fait, on peut étouffer une révolte en détournant sa colère. Aux bonnes intentions de façade, Biden ajoute une grosse pincée de Keynes en milliards de dollars. Ce n’est pas sauver le pays qui lui importe tant que ça. Ce qu’il tente, c’est sauver le système économique foireux qui permet à sa classe sociale parasite de dominer le monde. En bon admirateur du Che, Hampton savait que l’injustice résidait d’abord dans la captation des richesses et la répartition du pouvoir, pas dans la couleur des protagonistes, et Hoover savait qu’Hampton savait. Le patron du FBi a préféré attirer l’attention sur des violences policières face à des pseudo-terroristes que laisser Hampton continuer à distiller un discours bien plus fatal au capitalisme que de méchantes bavures assumées. 

Alors si vous avez l’occasion de voir le film, mettez votre esprit critique en mode vigilance. En revanche, n’hésitez pas à visionner sans tarder sur Arte ce documentaire disponible jusqu’en octobre.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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