Mode sombre

Voici la suite et la fin d'un texte publié dans la version papier de novembre. La première partie est consultable ici même.

Au delà des livres, des films, des vêtements, des jeux Lego, des boutiques, de la fédération internationale de Quidditch et du parc d'attraction, c'est dans l'inconscient collectif qu'Harry Potter semble s'être installé.

Dans son dernier essai, Réparer le monde, la littérature française au XXIe siècle (éditions José Corti, 2021), Alexandre Gefen questionne la pratique de l'écriture. Il étend les frontières de la littérature vers des territoires où on a peu l'habitude de la trouver. Ainsi en va-t-il de la fanfiction, phénomène massif né avec Internet et qui passe totalement sous les radars de la critique. Les auteurs de fanfictions – adolescents, la majorité du temps – reprennent à leur compte les personnages d'une œuvre – roman, film, manga, jeu vidéo – pour l'étendre, la prolonger, la remanier. Sur fanfiction.net, Harry Potter, Naruto et Twilight comptent à eux seuls pas moins de 1,3 millions de fanfictions. Harry Potter peut se vanter d'arriver en pôle position avec ses 710 000 histoires alternatives : 710 000 récits apocryphes, rien que ça, pour compléter l'œuvre canonique de J. K. Rowling. Une histoire infiniment retouchée, remaniée, discutée. Harry Potter est ainsi promis à la vie éternelle.

Pas besoin cependant d'être un écrivain en herbe pour se projeter dans le monde des sorciers. [Attention, les lignes qui suivent contiennent de nombreux anglicismes qui confinent au barbarisme.] Si votre ado est bouclé dans sa chambre depuis des heures, pas de panique, ce n'est pas forcément parce qu'il joue à Fortnite ou qu'il se bourre la tête de vidéos TikTok : peut-être est-il simplement en train de shifter. Le shifting consiste à changer mentalement d'univers : on écrit un script sur un bout de papier, on met une petite musique d'ambiance sur Youtube et pouf, on ferme les yeux et on vacille dans sa DR (desired reality). Sur TikTok, les conseils d'ados shifteurs abondent ; ils aiment partager avec leurs followers leurs techniques pour accéder à une DR.

Des rêves diurnes, donc, auxquels on accède par des techniques proches de l'autohypnose. Et quel univers fréquente-t-on massivement chez les shifteurs ? Le monde d'Harry Potter, bien sûr. Poudlard, c'est quand même mieux que la réalité, surtout quand on est confiné et qu'à l'extérieur, dans la vraie vie, ça craint un max (hashtag pandémie mondiale). Ils voyagent dans leurs DR et se réveillent avec l'impression d'y avoir séjourné des mois, et d'en revenir changés. Les voilà maintenant prêts à affronter avec plus de sérénité leur CR (current reality : ce truc naze qu'on appelle aussi le monde réel).

Sur France Culture, dans l'émission Les pieds sur terre, Clara, 15 ans, décrit sa séance de shifting : «J'ai fait mon premier vol et la sensation était géniale : être en l'air, sur un balai volant, aller très vite... » Puis, plus loin : « Le personnage qui m'a le plus aidée, c'est Harry, parce qu'on se complète, on est à peu près pareils. Je ressens les mêmes choses que lui au même moment, et du coup, il m'a vraiment aidée à remonter la pente. Il disait des choses très fortes, du genre : "Il faut vivre, il faut profiter de la vie, il faut être heureux" et ça m'a réellement aidée. »

Il se joue ici une mise en abîme intéressante : dans le premier tome, l'orphelin Harry s'extraie de l'univers crasseux de sa famille adoptive pour entrer à l'école des sorciers ; il découvre derrière la papier peint terne de son existence une faille vers un monde magique. Ainsi Laura s'évade dans un monde où le héros... s'évade.

J'ai décrit précédemment la cohorte d'adultes qui se massaient devant L'échoppe magique, l'enseigne dijonnaise dédiée à l'univers de Harry Potter. Il est important de rappeler, sans condescendance, que la saga de J. K. Rowling se range dans la catégorie young adult : la littérature adolescente. Harry Potter est avant tout un récit initiatique ; ou comment un enfant, confronté à un monde magique plein de dangers, devient progressivement un adulte.

Je devine dans cette foule le désir impossible d'un retour à l'univers feutré de l'enfance ; un monde où dominent la magie et la camaraderie. Et au-delà, une mythologie collective avec des personnages qui jouent une fonction consolatrice, cathartique sur l'esprit des enfants – ou de l'enfant qui sommeille en nous.

D'où cette interrogation : si Bernadette Soubirou était née dans les années 2000, aurait-elle vu apparaître Hermione Granger ?

Mathieu Maysonnave


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