Mode sombre

Je ne vais pas vous le cacher: j’en ai appris plus sur la situation actuelle de l’agriculture en une journée et un livre qu’en toute une existence de grignoteur de radis. Bon, ils s’y sont mis à quatre pour me déciller les neurones mais je commence à y voir plutôt clair. 

On commence avec une visite organisée par mes amis verts et ouverts chez Vincent Guillemin à la Ferme du Meix à Peseux (39). Le gamin a trente ans, l’âge de mes enfants et c’est déjà une sacrée pointure sur la question agricole.  Il a repris la ferme de son grand-père en 2014 avec l’étiquette de céréalier. Avec ses 87 ha, répartis sur plusieurs parcelles entre Peseux et Longwy-sur-le-Doubs, la ferme est considérée comme une petite exploitation puisque dans l’agriculture conventionnelle, c’est de la FNSEA et de l’agro-bizness, on estime qu’il faut au minimum 160 ha pour en vivre. Vincent Guillemin dirige lui-même son exploitation mais il ne fait pas tout tout seul et traite avec différents partenaires. Déjà à ce niveau, j’étais déjà bluffé par son audace d’entrepreneur et son savoir approfondi du métier d’agriculteur céréalier, sans compter plein de petits trucs sur tout ce qui peut pousser dans la terre : moi qui n’ai jamais réussi à faire germer des haricots dans du coton en classe de sixième, déjà, ça m’épate, les gens qui plantent et récoltent ce qui nous fait bouffer. Mais le jeune paysan m’a particulièrement impressionné par l’acuité de ses connaissances sur les marchés locaux et sur le trading international car la mafia des courtiers s’est emparée depuis plusieurs années des récoltes agricoles et ça spécule de partout. D’où l’intérêt de se tenir au courant pour ne pas se planter sur ce qu’on plante (l’instant, jeu de mots facile!) D’ailleurs, je lui ai posé la question de savoir comment il arrivait à maitriser le sujet et il a modestement reconnu que l’économie l’avait toujours intéressé et qu’il passait pas mal de temps sur Internet pour se renseigner. A la ferme du Meix, il ne pratique pas la monoculture industrielle. Loin de là. Dans ses champs, il alterne la luzerne avec le blé tendre, le soja, le maïs, le triticale, les pois, les lentilles vertes, les pois chiches pour faire respirer la terre. Rien que ça. Et c’est pas fini car pour la prochaine récolte, il aura du petit épeautre, du grand épeautre, du seigle, mais aussi du blé ancien et peut-être aussi des lentilles et des pois cassés.

Il a même planté deux hectares de cassis pour l’exploitation des feuilles pour la parfumerie et des bourgeons pour la gemmothérapie. Je me suis renseigné: ça veut dire le soin par les bourgeons. Ça vous renseigne un peu sur le fait que Vincent Guillemin est toujours à l’affût d’innovation. Dernièrement il s’est équipé d’un moulin et il va diversifier sa production en farine. Vincent Guillemin est également très à l’aise sur les labels bio malgré leur complexité. Bref, il maitrise son sujet et je ne vous le cache pas, je suis toujours ébahi devant ceux qui ont des connaissances techniques précises à bon escient. Et là, j’ai été servi. Il ne faudrait pourtant que vous imaginiez ce jeune paysan comme un premier de la classe et fort en thème. Non, il est plutôt du genre simple, facile d’accès, sacrément bosseur, mais aussi prêt à prendre son temps quand il le faut et doué d’une sagesse que je lui envie un peu : « Je n’irrigue pas, m’a-t-il répondu à ma question sur la sécheresse possible, je suis dépendant du climat et c’est moi qui m’adapte. » Il y a là de quoi prendre de la graine pour tous ceux qui courent après des mirages et ne jurent que par la technique. A peine une heure après avoir quitté notre aventurier des céréales, j’ai fait la connaissance de Benoit Biteaux, député européen d’EELV. 

J’ai été un peu déçu de ne pas le voir en vrai car sur les photos, il a la tronche de José Bové mais à l’entendre en visioconférence, on a vite compris, à la lueur des dernières déclarations du pourfendeur des OGM, que la comparaison s’arrêtait aux bacchantes. 

A l’origine, on devait parler de l’eau à la Commanderie mais Benoit Biteaux a débuté son petit speech par de vives critiques vis à vis de la PAC, la politique agricole commune, et donc de l’UE : « On perfuse une agriculture dont plus personne ne veut avec des règles absolument désastreuses qui font que 80% des agriculteurs ne disposent que de 20% de l’enveloppe disponible. » Bon, là, c’était dit: l’Europe abreuve de subventions de gros exploitants qui ripolinent leurs cultures avec du glyphosate et des engrais chimiques. Benoit Biteaux a poursuivi en faisant le constat que dans les vingt dernières années, le milieu agricole a perdu 50% de ses agriculteurs et il a ensuite annoncé que, selon les prévisions, dans les dix prochaines années, l’agriculture allait encore perdre la moitié de ses exploitants, la faute à la mécanisation et à la concentration des terres dans les mêmes mains. De plus, la PAC ne répond pas à l’urgence écologique à laquelle nous faisons face avec les modifications du climat, l’effondrement de la biodiversité et à la dégradation de notre santé. 

A propos des variations climatiques, Vincent Guillemin m’avait avoué que ce qu’il craignait ce n’était pas tant la sécheresse mais plutôt, l’irrégularité, la soudaineté et l’abondance des précipitations et des évènements météo de manière générale.

Pour en revenir à Benoit Biteaux, une solution consisterait selon lui à remplacer les aides publiques par unités de surface par des subventions par unités de main d’oeuvre et donc de mettre en place une vraie politique de l’emploi agricole avec des centaines de milliers d’emplois à la clef. Une autre solution est liée à la conditionnalité climatique, environnementale et sanitaires des aides, c’est à dire que, contrairement à la situation actuelle qui va au minimum se prolonger jusqu’en 2027,  les plus gros utilisateurs de pesticides et d’engrais de synthèse ne devraient pas être les grands bénéficiaires de la PAC. En France, Benoit Biteaux a précisé que, sur le Plan Stratégique National, il est possible d’agir pour orienter un quart de ces aides vers des pratiques vertes et vertueuses et afin de rémunérer l’agriculteur comme un acteur de la prévention climatique et sanitaire. « Les politiques curatives coûtent au moins 17 fois plus cher que ne coûterait une vraie politique préventive. Alors qu’une laitue bio coûte environ 1 euro, une laitue issue de l’agriculture conventionnelle vaut 60 à 70 centimes mais en vérité, par la pression fiscale nécessaire pour réparer les dégâts, cette laitue revient à 17 euros. » Cette redirection des aides permettrait de rendre les produits bio accessibles à tous. Autrement dit, au lieu d’arroser de ses largesses financières ceux qui nous empoisonne les nappes phréatiques et la vie de manière générale, l’UE et sa PAC feraient bien se subventionner les bons producteurs, ce qui permettrait d’obtenir des prix compétitifs sur le marché et de permettre à beaucoup plus de gens de s’alimenter avec de la qualité. Bien sûr, cet élu EELV espère encore sauver l’Europe de l’incurie dans laquelle elle est en train de se vautrer. En d’autres termes encore, il vaudrait mieux prévenir la catastrophe au lieu d’en réparer les dégâts: ça nous coûterait moins cher. Je n’ai pas pu vérifier le chiffre de 17 mais j’ai pu entendre des chiffres encore plus alarmistes sur la question. Cela dit, le constat est clair: au lieu de fabriquer des rustines en labos pharmaceutiques pour colmater nos estomacs, il s’agirait plutôt de ne plus donner un centime d’aide à ceux qui produisent des trucs qui nous font des trous dans la panse. CQFD.

C’est exactement l’esprit qui anime un petit bouquin que je viens de finir. « Régime général, pour une sécurité sociale de l’alimentation ». Les auteurs Laura Petersell et Kévin Certains s’inspirent directement des idées de Réseau Salariat dont ils font partie. Ils commencent par dresser, sans s’y attarder, le contexte alimentaire capitaliste assez terrifiant dans lequel nous nous débattons. Un exemple: quelques multinationales géantes comme Monsanto, DuPont ou Syngenta ont mis la main sur les semences (végétales ou animales) et privatisent ainsi le vivant comestible. De plus, à force de lobbying, elles dictent leurs règles à la FAO, la branche alimentation et agriculture de l’ONU, qui se charge de dresser un cadre juridique dans lequel doivent rentrer tous les pays qui souhaitent obtenir des aides. Tout est donc phagocyté pour que ces firmes surpuissantes fassent la loi sur la planète et dans notre assiette. Les auteurs évoquent également le problème de la propriété des terres agricoles, de plus en plus concentrées dans quelques mains avec des exploitations tentaculaires. Au final, c’est notre santé même qui est sous la coupe d’intérêts financiers considérables. Nous ne décidons plus de ce que nous mangeons et on mesure le courage qu’il faut à des paysans comme Vincent Guillemin pour résister au syndicat majoritaire qui n’est qu’une des tentacules de tout ce bizness. 

Le processus n’est pourtant pas irréversible et en proposant une carte alimentaire comme il existe une carte vitale, Réseau Salariat montre qu’une issue est possible par acquisition des terres (et pourquoi pas préemption) par les collectivités (locales même l’État), mise à disposition et subventions pour les moyens de production (dont la terre fait d’ailleurs partie), salaire à vie pour les exploitants (alors délivrés de l’angoisse de survie et de l’obsession de remboursement des emprunts astronomiques à cause du matériel très coûteux) et collectivisation de la récolte qui serait alors distribuée par l’intermédiaire d’une carte alimentaire comme le sont les médicaments en pharmacie. Court-circuiter le profit, c’est le meilleur moyen d’empêcher que les exactions se produisent en son nom. Ça peut paraitre un rien idéaliste mais je suis persuadé que les producteurs que je connais marcheraient volontiers dans cette combine. Ce qu’il faut clairement faire comprendre, c’est l’incroyable cadeau que représente la sécurité d’un salaire délivré des aléas du marché et de la météo. Sans l’angoisse de ne pas toucher notre salaire ou de perdre l’emploi qui nous y donne droit dans le système actuel, on peut imaginer à quoi ressemblerait la vie. Du coup, le travail grâce auquel tout ce système pourrait tenir deviendrait lui-même désirable. On fait de bon coeur et avec entrain les choses qui nous semblent bonnes pour nous et s’il fallait être de temps en temps de « corvée » de récolte de patates ou d’un certain nombre de travaux agricoles, je mets ma main à coup… bon, on va se contenter des ongles, je mets donc mes ongles à couper qu’il y aura des volontaires pour accomplir des tâches qui sont insupportables parce que sont justement toujours supporter par les mêmes et pour un salaire de misère, sans compter que peu de métiers ont autant de sens que ceux de la production d’une alimentation saine.

La boucle est donc bouclée et il y a de bonnes raisons d’être optimiste, même si ce sera une longue lutte contre la cupidité grégaire des capitalistes du secteur. Mais je rencontre suffisamment de belles personnes sur les marchés de producteurs pour me dire que c’est jouable. Les intellectuels organiques que nous pouvons tous devenir doivent militer pour une bonne nutrition débarrassée des capteurs de profit et surtout accessible à tous. Manger bio, c’est un investissement sur la santé, la nôtre et celle de nos mômes. Tout le monde y a droit. Le droit de vote, c’est bien mais celui de manger sainement est une priorité ontologique.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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