Mode sombre

Nous sommes le samedi 30 juillet. Il est 8h00, c'est le réveil qui me le rappelle. Les yeux encore collés de fatigue, je tends mon bras pour l'éteindre. Cela faisait longtemps que je n'avais pas utilisé cet appareil maudit par la grande majorité des travailleurs, ne l'étant plus moi-même depuis bien des années. Bref ! Après un petit déj' copieux, me voilà fin prêt pour quitter l’Europe, enfin… l’Union européenne, et aller chez nos voisins les Helvètes. Ma destination: Saint-Imier. Vous allez certainement me dire: « Super, Baron! Cela fait un bail que tu n'as pas écrit et tu vas nous raconter tes vacances de retraité !» Je vous arrête de suite, chers lecteurs. Ce n’est pas un récit de vacances qui vous attend. Mon but est de vous raconter le « week-end libertaire » qui s'est déroulé du vendredi 29 au dimanche 31 juillet.

Alors bien sûr, avant de retranscrire ma journée du 30. Il faut expliquer pourquoi Saint-Imier est synonyme d’anarchisme. Des articles paraîtront ultérieurement dans ce canard à ce sujet. Mais disons que, dans les grandes lignes, l'Association International des Travailleurs a été créée en 1864 par les ouvriers de tous les pays. Mais les idéologies sont diverses. Des clans se forment. D'un côté, les marxistes, « favorables à la gestion centralisée de l'association et à la création de partis politiques », de l'autre les anti-autoritaires, favorables à un pouvoir horizontal. En 1872, les anti-autoritaires se font remercier de l'AIT et créent la Fédération Jurassienne à Saint-Imier le 15 Septembre de la même année. Le tableau est posé. Alors revenons 150 plus tard.

Je suis arrivé sur les coups des 12h30. Je zone un peu dans le village. Au loin je vois flotter deux drapeaux. Bien évidemment, le drapeau noir et rouge, oscille au gré du vent. Le drapeau du Socialisme Libertaire (Socialisme dans le bon sens du terme, je ne parle pas de la racaille méprisante et arrogante de son pire représentant dolois. Soit dit en passant ce dernier se targue d'une admiration voire d'un amour inconsidéré pour Louise Michel. Mais cette dernière l'aurait très certainement haïe. Vous l’aurez reconnu). 

Ce courant de l'anarchie prône une suppression de l'Etat et de la propriété privée. Le second quant à lui, je ne le connaissais pas. Il était noir et vert. Au même moment, une jeune femme sort de l'immeuble pour griller une cigarette. Je lui demande ce que voulait signifier ce drapeau. Elle me répond que ce drapeau est celui de l'anarcho-primitivisme. Elle sent mon regard vide de compréhension. Elle lâche un sourire sans aucune ironie et sans jugement. Elle m'explique que les anarcho-primitivistes souhaitaient en finir avec le productivisme et ainsi qu’avec toute cette industrialisation à outrance qui je la cite : « aliénaient les ouvriers. ». « Regarde, me dit-elle, ici fut le lieu de la « création », (mimant les guillemets avec ces doigts), des libertaires. Vois-tu en contrebas du village, (bras tendu dans la direction), il y a l'usine Longines, fabricant de montres de luxe. Le premier prix c'est 1200 CHF. C'est le minimum. Ça peut monter à plus 3000 CHF. Penses-tu que cela soit nécessaire d'avoir quelque chose à ce prix-là ?» Je fais un signe négatif avec la tête. Elle se doutait bien de ma réponse. «Mais en vrai, qui peut se payer ? Pas toi, ni moi, dit-elle. Ce sont les bourgeois, les riches peut-être pas les ultra riches, car pour eux se sont des montres qui sont faites pour les pauvres. » Sur le col de sa veste en jean, elle a quelques badges dont un avec un poing à l'intérieur. Un autre avec les couleurs noir et violette. Elle remarque que j’observe son badge. Elle m'explique que c'est celui de l'anarcho-féminisme. On échange encore quelques mots sur le sujet. Avant de s’éloigner, elle me dit le poing levé: « Ni Dieu, Ni Maître, ni Patron, ni Mari ». C'est à mon tour de lâcher un sourire. Qu’est-ce qu'elle a raison ! Je rentre par la porte d’où la jeune anar est sortie. Sur un tableau noir, il est écrit en rouge: « Bienvenue dans l'Espace noir ». Sur ma gauche, une librairie et sur ma droite un bar. La taverne, comme ils l'appellent, est bondée. Un jeune couple (j'ignore s’ils sont ensemble et après le dernier mot de mon interlocutrice, je me méfie) m'invite à sa table, j'accepte et nous échangeons quelques paroles d’usage. Puis la conversation bifurque très vite sur « l'Espace noir ». L'homme d'une trentaine d'année m'explique que cet un espace culturel qui a été créé il y a plus de trente ans. Cet espace est ouvert à toutes et tous. Il m'informe qu'il y a une salle de cinéma, une salle de théâtre (je ne l'ai pas vue mais il me raconte que c'est une salle voutée), une librairie et la taverne. La librairie comporte des livres des théories anarchiste (Emma Goldman, Voltairine de Cleyre, Proudhon, Bakounine et de tant d'autres). J'explique à ces jeunes que ces lieux me font penser à la Bobine. Je regarde l'heure, je m'excuse de devoir les quitter pour ne pas être en retard et manquer le début de l'atelier/discussion. Tout en levant son poing gauche, la trentenaire me répond en plaisantant qu’il ne faut jamais manquer ni être en retard surtout s’il s’agit d'une Révolution. Je leur réponds de la même manière poing levé en scandant : « Mort au Capital ». Quelques applaudissements résonnent dans la salle ainsi que quelques rires. Ils doivent sûrement se demander ce que fait ce vieillard à Saint-Imier car en grande majorité, ce sont des trentenaires. 

J’arrive au 4 rue de la Malathe, devant le bâtiment de ce qui me semble être une association, World Wide Wisdom. Sur leur fascicule, il y a des mots comme « panarchie », « polyarchie ». Enfin, la raison véritable de ma présence dans ce lieu était sur l’atelier « 150 ans plus tard : écrivons nos nouvelles résolutions » présenté par l'AJAR (Association de Jeunes Auteurs Romand). Nous étions une bonne vingtaine de participants. Les trois animatrices nous ont distribué le texte rédigé par 15 militants de l’époque (Bakhounine, James Guillaume, Gustave Lefrançais pour ne citer qu'eux). Nous lisons chacun notre tour les quatre résolutions rédigé par ces derniers. Je ne vais pas en parler dans ce texte mais dans les prochains articles. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas attendre, je vous invite très fortement à cliquer sur https://www.panarchy.org/jura/saintimier.html pour pouvoir les lire. Après avoir lu, les animatrices nous invitent à réfléchir sur les mots clés: autonomie, indépendance, destruction de tout pouvoir politique, grève... et j'en passe. Les mots pleuvent. En deuxième partie, les autrices nous demandent ce qui, à notre avis, pourrait être amélioré ? Les résolutions made in 2022 en somme. Quelques personnes proposent de modifier les termes «prolétaires et bourgeois » car ce ne serait plus au goût du jour. Mais pourquoi changer de termes si le principe reste le même? Des gens qui ne vivent que de leur salaire pendant que les gros continuent à se goinfrer sur leur dos. Certains ont proposé de parler d'écologie, de religions, d'abattre le capital et de bien d'autres propositions sur lesquelles tout le monde est tombé d'accord. 

Le troisième volet consistait à reprendre tous les mots proposés pour créer une Résolution 2022. Cette partie rédaction, je n'ai pas souhaité y participer car écrire des résolutions en une demi-heure est pour moi impossible. J’ai préféré échanger avec un couple d'anarchistes du Loiret, Monica et Christian. Lui est musicien et elle est écrivaine. Elle me montre son futur bouquin « Libre pensée sous licence poétique » qui sort prochainement. Bon d’accord, je lui fais un peu de pub et alors? . Nous échangeons sur divers sujets idéologiques. Celles et ceux qui ont écrit dévoilent leurs propositions. Les participants proposent de créer une plate-forme numérique pour que chaque résolution soit écrite par toutes et tous n'importe quand et surtout n'importe où. Car c'est aussi ça d'être anarchiste: c'est d'être internationaliste. Et aussi de les dévoiler l'année prochaine. La grande rencontre internationale anti-autoritaire aurait dû avoir lieu cette année mais les organisateurs ont préféré la repousser à l'année prochaine car, disent-ils, « nous ne savons pas si les autorités nous demanderont d’appliquer le contrôle des certificats de vaccination. Il n’est pas question pour nous d'organiser des contrôles de certificats et d'identité dans le cadre de cette rencontre, les raisons en sont assez évidentes. »

En sortant, j'échange une dernière fois avec Monica et Christian. Je les informes de l’existence de Libres Commères. On échange nos adresses mails. Ils me disent qu'ils écriront pour le canard. C'est chouette ! Nous nous quittons en se disant, au plus tard, à l'année prochaine pour la grande fête de l'anarchisme.

En sortant, je me suis rendu compte que mon smartphone n'avait plus de batterie. Je connaissais le nom de la rue où je m'étais garé mais impossible de me souvenir dans quelle direction c'était. Le hasard me fait rencontrer un policier suisse. Je lui ai demandé où se situait la rue que je cherchais. Il m’indique: « Vous tournez à gauche, puis dans 100 mètres à droite et là c'est la rue que vous cherchez. » Je le remercie. Sur le chemin, une chorale anarchiste répète pour le show du lendemain. Une très bonne version de « Révolte » de Sébastien Faure, puis ils terminent par un « A bas l'État policier » de Dominique Grange. Comme toute personne qui apprécie un spectacle applaudit, c’est ce que j'ai fait. Au même moment, un homme me dépasse. C'est le policier qui m'a gentiment indiqué mon chemin. Je me suis senti un peu idiot. Je ne pense pas que je ferais un bon anar !


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À propos de l'auteur(e) :

Baron Vingtras

Bourguignon échoué en Franche-Comté, enivré par le militantisme de Gauche avec un gros G et passionné par l'Histoire.


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