Mode sombre

Dans l’idéologie capitaliste, l’investisseur qui n’est pas obligatoirement aussi entrepreneur est en droit d’attendre, parce qu’il prend un risque, un retour sur investissement supérieur à sa mise et proportionnel au risque encouru: c’est tout l’intérêt de la chose. Rappelons que le risque, c’est une probabilité de réussite et donc d’échec, plus ou moins forte. Parier sur un cheval de courses, c’est la même chose. Moins le cheval a de chance de gagner, moins il a la cote, plus le risque de perdre est important et plus le gain sera élevé par rapport à la mise de départ en cas de succès. Ça, c’est le point de vue du parieur assis dans la tribune. Au niveau du jockey et du cheval, le risque n’est pas de même nature. Financier pour le joueur, il est physique pour les coureurs. Le danger pour ces derniers, c’est la chute, la blessure, l’accident et pour le cheval, ça peut se finir par la mort dans la course d’obstacles, l’équarrissage à la boucherie et la dispersion dans les boites de sauce bolognaise. 

Dans les siècles passés, les marchands ne s’embarquaient pas sur les navires qui assuraient le commerce. Tout un tas d’intermédiaires comme les affréteurs et les armateurs s’occupaient du chargement et de l’équipement du bateau mais seuls le capitaine et son équipage prenaient véritablement la mer et risquaient leur vie (tempête, mutinerie d’esclaves, maladies, accidents) et leur liberté (piraterie) loin de leur foyer. Les marins y trouvaient sans doute leur compte mais les conditions de vie étaient dures et incertaines et ce n’est pas eux qui faisaient fortune mais bien les marchands qui restaient confortablement à quai. Ces derniers mutualisaient d’ailleurs généralement les risques en répartissant leurs marchandises sur plusieurs cargaisons afin d’éviter de tout perdre en cas de coup dur sur un bâtiment. 

Au final, le risque pris par un marchand était bien moindre au regard des dangers encourus par les gens de mer. Mais les bénéfices très substantiels de ce commerce (les épices valaient de l’or) venaient grossir les fortunes des riches familles tandis que les salaires des marins étaient insuffisants pour mettre leurs familles à l’abri du besoin de travailler. 

De nos jours, les actionnaires ne risquent pas grand chose s’ils ne mettent pas tous leurs oeufs dans le même panier. Les gros en tous cas. Les malheureux qui placent tout sur le même « cheval » pour assurer leur retraite par exemple peuvent perdre gros au profit de traders peu scrupuleux et de fortunes « too big to fail » qui trouveront toujours de bonnes âmes chez leurs alliés dirigeants politiques pour les empêcher de trop perdre. 

Et puis franchement, laisser filer un milliard quand on en a deux, c’est pas la mort. Un, c’est déjà beaucoup plus plus qu’il n’en faut pour vivre et on peut toujours se refaire. Perdre 1 doigt quand on en a que 10, c’est nettement plus grave: ça ne repousse pas. Et les ouvriers perdent des doigts quand les cadences augmentent au profit des ceux qui comptent leurs millions. 

Rappelons au passage que le risque est égale à la probabilité d’occurrence d’un danger. Une mort à coup sûr est un risque maximal. Si les chances de réussite d’une opération financière qui n’engage que 10% d’une fortune sont de l’ordre de 1 sur 2, le risque n’est finalement pas si élevé que cela. Et si l’investisseur a des informations que ses concurrents ignorent, il peut se révéler quasiment nul sans pour autant que le mérite du risque-tout boursicoteur en soit diminué. Tout est affaire de publicité. Je ne résiste pas à vous faire partager celle que Les Échos de Bernard Arnault fait à la famille Rothschild, sous la plume de Guillaume Maujean en mai 2017: «Les guerres, celles de la Révolution puis de l’Empire : ce sont elles en effet qui vont accélérer, et de quelle manière ! l’ascension des Rothschild ; elles qui vont augmenter leur assise financière ; elles qui, en définitive, vont rendre possibles les développements ultérieurs de la dynastie. [...] Dès les années 1790, et plus encore au début de la décennie suivante, lorsque les armées de Napoléon mettent l’Europe à genoux, le négociant de Francfort (NDLR: Meyer Amschel) met ses finances, son intelligence et son vaste réseau d’affaires au service des Alliés engagés dans une lutte à mort contre le « Petit Corse ». La réputation et la puissance financière des Rothschild en sortiront considérablement renforcées. L’histoire est connue : c’est celle du fameux « coup de Bourse » de Nathan Rothschild, troisième fils de Meyer Amschel et fondateur de la branche anglaise de la dynastie. Selon certains, le banquier aurait assisté lui-même à la défaite de Napoléon et aurait pris à bride abattue la route de Londres. Même si cela correspond bien à sa façon de faire, il s’agit en fait d’une légende, pieusement entretenue par la famille elle-même et qui a suscité d’innombrables commentaires. (…) Ce jour-là, en réalité, Nathan n’est pas à Bruxelles mais à Londres. Sans doute est-il, grâce à l’efficacité de ses courriers, l’un des premiers à apprendre la défaite de Napoléon. […]

S’il est bel et bien pris de court par la défaite de Napoléon Ier, Nathan réagit rapidement. Dès qu’il apprend la nouvelle, il entreprend d’acheter massivement des obligations. Un risque considérable alors que les détails de la bataille ne sont pas encore connus et que rien ne permet de dire que l’Europe en a définitivement terminé avec Napoléon. En misant sur la fin de la guerre et la victoire définitive des Britanniques, Nathan fait en réalité le pari que les emprunts publics vont fortement baisser, entraînant à la hausse les obligations. Et c’est bien ce qui se passe ! Un an durant, le banquier achète des quantités considérables d’obligations, suscitant l’inquiétude de ses frères installés sur le continent. Lorsqu’il se décide enfin à vendre à l’été 1816, les titres qu’il a achetés ont gagné 40 % depuis juin 1815. À la clef, un gain estimé à plus de 600 millions d’euros actuels. Une opération d’une audace époustouflante. » Parier sur la guerre, voilà qui est courageux en effet. Vous remarquerez que l’auteur se garde bien de parler de spéculation, de krach intentionnellement provoqué, de flambée des cours, de délit d’initié et de coup de poker d’un aventurier de la bourse sans états d’âme nationaux. Ainsi une autre version moins glorieuse circule:

« Un informateur des Rothschild, dont l’identité n’a jamais pu être prouvée, se précipite alors (NDLR: défaite des armées françaises à Waterloo le 18 juin 1815) à cheval vers le port d’Ostende, où se trouve un bureau des Rothschild. Cet informateur y transmet une lettre annonçant la victoire anglaise. Ce courrier est ensuite acheminé le plus rapidement possible à Londres où Nathan Rothschild le reçoit vraisemblablement dans la nuit du 19 au 20 juin 1815, un peu plus de 24 heures après la fin des combats et, surtout, près de 48 heures avant que les autorités anglaises ne reçoivent, dans la nuit du 21 au 22 juin, le courrier du duc de Wellington, officialisant la défaite de Napoléon. Le 20 juin, à l’ouverture de la bourse anglaise, Nathan Rothschild, a donc en sa possession une information primordiale, il est le seul à connaître l’issue de la bataille de Waterloo et à savoir que lorsque la nouvelle de la victoire anglaise se diffusera, la bourse londonienne connaîtra une hausse vertigineuse. Mais plutôt que de se précipiter sur les titres anglais, l’homme d’affaire adopte un stratagème ingénieux : impassible, il demande à ses agents d’écouler petit à petit ses titres anglais ! La ruse prend rapidement, Rothschild est connu pour la primauté de ses informations, s’il vend ses actions c’est qu’il connaît le sort de Waterloo, et que les Anglais ont perdu ! La rumeur monte dans la bourse, c’est la panique, la salle s’excite, tout le monde veut se débarrasser le plus rapidement possible de ses obligations anglaises pour éviter le désastre ! À quelques minutes de la clôture de la séance les actions ont perdu 98% de leur valeur. C’est le moment choisi par Rothschild pour donner l’ordre à ses hommes de racheter un maximum d’obligations anglaises pour une bouchée de pain ! Plus tard à la revente, Rothschild aurait réussi, selon la légende, à multiplier sa fortune par 20 ! La famille Rothschild a toujours nié ce « coup de bourse », peu flatteur pour la réputation de leur maison, affirmant que Nathan Rothschild avait alors prévenu le 1er ministre anglais de la victoire de Wellington,  mais ce dernier aurait refusé de le croire, pensant que personne ne pouvait être au courant avant lui. »

Voilà à quoi ressemble le risque pris par un boursicoteur. Une audace époustouflante, je vous dis! Le prix du mérite.

Et que dire du courage de Napoléon, de Wellington et de Blücher (ils mourront tous les trois dans leur lit) qui ont à Waterloo envoyé au massacre presque 200 000 soldats dont plus de 10 000 sont morts et 35 000 ont été blessés (au bas mot) sans oublier la dizaine de milliers de chevaux que la mitraille a laissé sur le flanc. Où était vraiment le risque? 

Dans un monde où personne ne parierait sur un cheval pour faire fortune sans se lever de son fauteuil, chacun aurait des chances de garder ses dix doigts tout au long de sa vie.

 


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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