Mode sombre

Ah Noël! Le sapin, les guirlandes scintillantes, les bougies allumées, les bambins trépignant d'excitation et la dispensable crèche. Nous sommes tous réunis, enfants, petits-enfants et même mes arrière-petits enfants. Le repas se déroule à merveille. Les plats sont bons, le vin également . Tout est exquis. Comme vous pouvez vous en douter, la conversation tourne, à un moment donné, sur la politique en général. Mon gendre, je le supporte en tant que personne mais son idéologie n'est décidément pas la mienne. Mathieu (NDLR : prénom modifié) a tout pour lui. Cinquantenaire, grand, élancé, la tchatch facile. Il vient d'une famille de la petite bourgeoisie. Dans les années 90, il a créé une société qui vendait des sandwichs haut de gamme. Mathieu n'a jamais mis la main à la pâte. C'était un décideur. Son affaire a pris de l’ampleur. Et un beau jour, ses salariés ont monté un syndicat et l’ont foutu dehors avec un gros chèque. Il n’a pas monté une autre affaire mais il a investi le pactole dans l'immobilier. Il est devenu rentier.

Alors que nous en sommes entre le plat et le dessert, mon très cher gendre commence à parler du député RN qui a prononcé le trop fameux « qu'il(s) retourne(nt) en Afrique »,  soit à propos du député Carlos Martens Bilongo, soit pour les migrants qui se trouvaient sur un bateau. Dans l'un et l'autre cas, c’est purement et simplement inacceptable. Mais mon gendre ne l'entend pas de cette oreille. Il dit, je le cite :  « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. Ces gens-là ne viennent que pour les avantages sociaux. » Le silence règne à table, je lui expose ma vision des choses : « Ces personnes fuient la guerre… » Il me coupe : « Eh bien, ils n'ont qu'à défendre leur pays au lieu d'envahir le nôtre. Moi, j'te le dit haut et fort ces gens-là, je les fusillerais. » Ambiance ! « Mais que penses-tu des Ukrainiens qui viennent s'installer en France?», lui rétorquai-je. Il me répond par un « ils sont comme nous », comme nous signifiant originaires du territoire européen et de type caucasien. L'accueil diffère donc selon le taux de mélanine ?! Pour tenter de lui mater sa dame, je prends mon air naïf en lui demandant ce qu'il pense du cas de de Gaulle qui a quitté la France pour se réfugier à Londres en 1940. Il me fusille du regard et s’apprête à me répondre lorsque sa chère et tendre stoppe net notre échange : « Notre dernière petite fille vient d'avoir son galop 3.» Je félicite mon arrière-petite-fille et toute fière, elle vient me montrer son diplôme. Et au fond de moi, je félicite également ma fille pour avoir mis fin à cet passe d’armes. Non pas pour lui, ni pour moi. Mais juste pour garder la paix sociale. Il est 15h00, trop tôt pour s’engueuler en famille.

Je me déplace alors pour bavarder avec l'un de mes petits-fils, Alexandre. Je ne l'ai pas vu depuis un petit bout de temps. C'est un jeune trentenaire, célibataire et sans enfant. Et pour couronner le tout il est proche de l'anarchisme (c'est lui qui m'avait donné l'info pour les 150 ans du mouvement à Saint-Imier). Il me raconte ses galères au travail. Cela fait six ans qu'il est dans la même boutique mais toujours pas embauché. Il évite soigneusement d'évoquer ce sujet lorsque l'on est tous réunis. « Ils ne me font que des contrats intérim' au mois alors qu'ils pourraient très bien me faire un contrat plus long. Ils ont une visibilité à au moins six mois. Moi, Pépé, je n'ai aucune vision sur le long terme. Le travail me plaît, c'est pour ça que je reste. Je me sens bien dans cette boutique même si je dégueule leur principe de fonctionnement. Elle me permet de manger et de payer mon loyer. » Lorsqu’il termine sa phrase, mon gendre commence à raconter « ses problèmes » à lui. « Tu vois, p’tiot, (avec un air condescendant), moi aussi, j'ai des problèmes. Sur vingt appartements que je loue, deux de mes locataires ne m'ont pas payé depuis quatre mois. Il y en a un qui a le même âge que moi. Il est systématiquement en arrêt maladie. Un vrai tamalou. » Il pouffe et reprend : « Je me doutais que c'était un tocard, ça se lisait sur sa trogne. Mon deuxième mauvais payeur c'est pire. Il a une formation de maçon mais je ne l'ai jamais vu bosser. Alors que des maçons, ils en cherchent partout. » Du coin de l’œil, j'observe mon petit-fils qui commence à s'agacer. Je l'entends souffler pour faire descendre la pression. « Non, c'est juste des grosses faignasses. Des vrais déchets de la société. A faire des gosses pour toucher les allocs. Ils en ont cinq en tout. Si ça se trouve l'un de ceux-là n'a pas pour géniteur celui qui l'éduque car je soupçonne sa grosse de se vendre à d'autres hommes.»

A ce moment-là, la table vibre et un fracas de verre brisé coupe le long monologue de l’imbécile qui me sert de gendre. Le « responsable » n'est autre qu’Alexandre qui s'indigne des propos tenus par son oncle. Debout, il le pointe du doigt: « Toi qui dénigres les personnes en difficulté qui sont, je te cite, « des grosses faignasses » Mais qu’est-ce que tu penses de toi ? Est-ce que tu travailles? Ton pognon, tu le gagnes à la sueur de ton front ? Non. Tu le gagnes par l'exploitation. Ton pognon est d'une saleté répugnante. Pour toi, un chômeur pauvre est un tire-au-flanc. Pour moi, un rentier riche est un oisif. Alors qu'un bon nombre autour de cette table te voient comme une personne qui a réussi sa vie parce que tu as de la maille. Tu parles sans connaître l'histoire de ces gens. Je ne nie pas qu'il y ait quelques chômeurs qui ne veulent pas bosser. Mais je te parie que si tu n'avais pas eu autant d’argent, tu aurais été l’un d’eux. Et tout à l’heure, tu as dit que tu fusillerais les migrants. Tu serais capable de le faire tellement tu es malade ! » Sur ces mots, il fait un signe à la cantonade, prend son manteau et quitte la maison.

« Je fusillerais aussi les chômeurs ! Je m'en fous radicalement de ces types, parce que je ne fais pas partis de ces gens-là ! Et leur cas ne me touche pas et ne me touchera jamais. »

Cette phrase résonne dans ma tête. Je bouillonne, je dois avouer que j'ai même eu une envie soudaine de lui balancer mon poing dans la gueule. Mais ça n’aurait servi à rien, ça m’aurait même très certainement desservi. L'échange s’est achevé sur cette phrase.

Le soir venu, dans mon lit, je me suis refait le fil de cette journée. Mon esprit ressassait les propos de mon gendre. Comment peut-on être aussi ignoble et sûr de soi. Tout à coup, j’ai été pris de remords et je me suis mis à pleurer. J’aurais dû m’imposer ouvertement face à Mathieu, le prendre par le col et le balancer par la porte. A la place, j'ai laissé partir mon petit-fils.

Une citation me revient à l'esprit. Elle a été écrite par Martin Nimöller, pasteur allemand déporté à Dachau sur ordre d’Hitler lui-même.

« Quand ils sont venus arrêter l’anarchiste, je n’ai rien dit car je n’étais pas anarchiste.

Quand ils sont venus arrêter le communiste, je n’ai rien dit car je n’étais pas communiste.

Quand ils sont venus arrêter le socialiste, je n’ai rien dit car je n’étais pas socialiste.

Quand ils sont venus arrêter le philosophe, je n’ai rien dit car je n’étais pas philosophe.

Quand ils sont venus m’arrêter, j’ai appelé à l’aide, mais il n’y avait plus personne pour venir à mon secours. »


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À propos de l'auteur(e) :

Baron Vingtras

Bourguignon échoué en Franche-Comté, enivré par le militantisme de Gauche avec un gros G et passionné par l'Histoire.


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