Mode sombre

Il fut un temps où l’on trouvait des manuels de guérilla qui enseignaient aux révolutionnaires de toute obédience les méthodes, la plupart illégales, pour renverser les gouvernements bourgeois, ou réactionnaires, comme cela se disait alors. Pour Louis, ce qui est extraordinaire depuis que la réforme des retraites a été engagée par Macron et ses sbires, c’est que le comportement du gouvernement et du Président s’apparente à une guérilla d’un nouveau genre : celle d’un gouvernement bourgeois, et réactionnaire, contre son propre peuple. Les guérilleros les plus célèbres sont Sud-Américains : les Castro, Guevara, Commandant Marcos. Cigare aux lèvres, casquette ou béret vissé sur la tête, veste kaki, gros brodequins, ils sont reconnaissables entre mille, ils parlent fort, transpirent, portent leurs armes en bandoulière. Ils ont un ennemi : le pouvoir d’État aux services des multinationales, essentiellement états-uniennes.

Les nôtres, hommes ou femmes, sont habillés en costume trois pièces ou en tailleur, rasés de près ou maquillées sans excès, ils présentent bien et parlent un langage policé, ils sont raisonnables, bien élevés, sérieux et responsables. Ils ont un ennemi : le peuple français. Leur but est de le soumettre à la loi qu’ils défendent avant toutes les autres : celle du marché. Leur stratégie est évidente (et absurde) : nier la réalité du peuple. Précisons. Il ne s’agit pas, évidemment, de soutenir qu’il n’y a pas, ou plus, de peuple français, mais de le redéfinir selon leur grille de lecture, afin de continuer à présenter la France comme une démocratie, ce régime où le peuple a, en principe, le pouvoir, mais, en fait, où ils règnent en maîtres ! 

Première attaque : le peuple dans la rue n’est pas un peuple, mais une foule. Qu’est-ce qu’une foule, dans l’esprit de Macron ? C’est une multitude d’individus rassemblés par la colère et la vindicte, avec lesquels aucune discussion n’est possible et dont le ressentiment est le seul moteur. Attendre que ça passe, telle est l’attitude à avoir. L’argument sérieux est que la foule n’a pas de légitimité. À l’opposé de la foule, nous aurions le peuple, le vrai peuple, celui des citoyens électeurs. L’acte politique légitime, pour le peuple ainsi catalogué, c’est déposer un bulletin dans une urne une fois tous les cinq ans, puisque la seule élection qui compte est la présidentielle. L’intérêt de cette définition est de considérer le peuple d’un point de vue purement quantitatif : un vote, puis un vote, puis un vote, etc., ce qui donne, en bonne logique libérale, une addition d’individus s’associant à d’autres individus, passant un contrat entre eux, révisable au terme du quinquennat. Une somme, pas un collectif. Pour Macron, ce sont les institutions qui font le peuple. Il en appelle sans cesse à la Constitution, parce que la Constitution clôt la question politique. Tout est écrit, tout est dit, tout est réglé, à jamais (on ne gouverne que pour corriger des détails : loi travail, droit des chômeurs, retraite à 64 ans). Or, un peuple n’éprouve sa vitalité que quand il se rencontre avec lui-même, dans les moments où la plèbe prend conscience de sa force et de son conatus, pour parler comme Spinoza, c’est-à-dire de sa puissance d’agir et de faire. Un peuple n’est pas une moyenne statistique ni une addition mathématique, c’est une réalité qui se construit par l’action, dans l’action, qui n’est jamais simple répétition du même (le peuple de 36 n’est pas celui de 68, etc.). Il se constitue quand les intérêts divers des uns et des autres s’unissent devant la menace commune et que peut apparaître un projet démocratique effectif, en lieu et place, pour notre temps, des contrefaçons macroniennes. La menace aujourd’hui se nomme capitalisme néolibéral, le système dans lequel les vies n’ont de valeur que selon la rentabilité que l’on peut en tirer.

Deuxième attaque : le peuple n’a pas d’histoire, il vit dans l’ici et maintenant. Croire que la démocratie n’est que le résultat des institutions politiques validées par le suffrage universel c’est oublier, ou faire semblant d’oublier, que les dites institutions ont été générées à la suite d’émeutes, d’insurrections, de révolutions. Louis en parcourt la liste : 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1968 et tant d’autres. Tous ces mouvements populaires ne se sont pas soldés par des bains de sang, si ce n’est, le plus souvent, chez celles et ceux qui se révoltaient, mais ont rendu possibles des progrès démocratiques et sociaux, encore instables et toujours à protéger. La démocratie n’est une construction ni de juristes débattant pacifiquement en fin de banquet, ni d’assemblées d’élus représentant (de plus en plus mal) celles et ceux qui les ont élus, elle est d’abord combats et luttes de celles et ceux qui revendiquent justice et égalité parce qu’ils en sont privés. Manifester, c’est ainsi s’inscrire dans un continuum, c’est essayer de monter une marche supplémentaire dans l’édification d’une société réellement démocratique, (ou de ne pas redescendre d’un étage). Macron et Borne ne veulent pas entendre parler de processus historique, pour eux la vie des hommes ne se joue qu’au présent, en fonction des besoins actuels de l’économie et de la finance, besoins auxquels il s’agit de répondre, injonction qui résume leur projet politique. Macron n’a-t-il pas affirmé qu’il visait à éviter les ”risques financiers“, comprenons, les réactions du marché, si sa réforme des retraites était rejetée ? L’idée, maintes fois évoquée, de “remettre à plat” les statuts, les régimes spéciaux, les avantages acquis, révèle les dessous de leur stratégie : délier le rapport au temps, faire comme si les conquêtes d’autrefois n’étaient plus les assises du présent et, le peuple désormais détaché de l’Histoire, recommencer à zéro en fonction du seul objectif valide pour des libéraux, la maximisation des taux de profits, à un moment où, chaque jour le montre, les rapports de force penchent (penchaient, ?) du côté des dominants contre les dominés.

Troisième attaque : dénoncer la violence du peuple. Les guérilleros macronistes ont, en général, reçu une haute éducation et font bonne figure dans les repas de famille, mais quand on s’attaque à leurs privilèges et à leur pouvoir, leur visage change de couleur et leur vocabulaire s’enflamme. Les ”éco terroristes“, les “factions et les factieux”, ”la bordélisation“, les expressions ordurières pour traiter certains des parlementaires, les bras d’honneur, sont les signes que l’on attente à quelque chose de profond, qu’on touche le cœur de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Quelle est cette image ? L’image du démocrate, voilà leur totem, auquel personne ne peut toucher. Étranges démocrates que celles et ceux qui vivent dans le cercle fermé des élites, qui maltraitent leur propre assemblée - n’insistons pas sur l’épisode grotesque du 49.3 - et qui, drapés dans leur diplôme de démocrates exemplaires, hurlent contre la violence-des-manifestants-qu’on-ne-confond-pas-avec-les-individus-responsables-des-cortèges–syndicaux. 

Quand la violence, ou ce qu’ils désignent ainsi, surgit dans leur monde, ils sont effrayés, choqués et haussent le ton. Louis peut comprendre leur réaction, mais aimerait rappeler que le peuple, lui, ne vit pas dans la violence de temps en temps, quelques jours par an. La violence est permanente : violence sociale en premier lieu, emplois incertains, crainte du chômage, du déclassement, risques au travail, violence administrative, rappel d’impôts non payés, factures de gaz et d’électricité, frais de carburant et de réparations de la voiture, bref, violence de la pauvreté, violence scolaire, quand les enfants de milieux défavorisés constatent leurs manques culturels face à ceux de milieux protégés, violence raciale pour d’autres, etc. Même le Conseil de l’Europe, organisme rempli de démocrates, fait la leçon à la France, dont les méthodes de répression des manifestations sont marquées par “un usage excessif de la force”. Nos démocrates nationaux devraient parfois s’en prendre à d’autres violences que celles qui touchent à leurs prébendes. 

Leur guérilla, fort heureusement, est mal organisée, on les voit arriver de loin, ils ratent souvent leur cible. L’interview du démocrate en chef Macron sur TF1 et FR2 était exemplaire de sa maladresse et de ses préjugés de classe. Louis soupire : il suffirait de si peu pour les faire tomber…


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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