Copinage philosophique
En mai dernier, la Paris School of Technology & Business a organisé un « match » à teneur philosophique entre ChatGPT et le philosophe de plateaux télé Raphaël Enthoven. Entraîné(e) pour produire une dissertation en philosophie et chargé(e) de références par des membres de l’école organisatrice, ChatGPT a produit une copie jugée passable (11/20) sur un sujet du baccalauréat: « Le bonheur est-il affaire de raison ? ». Le brillantissime élève Enthoven a, quant à lui, obtenu l’immodique note de 20/20. Le jury était composé de deux correcteurs humains à qui Enthoven a envoyé un « tendresse et amitié » par tweet après l’épreuve: une khâgneuse agrégée de philosophie et autrice du sérail, Eliette Abécassis, et Lev Fraenckel, un philosophe de lycée, Serial Thinker sur TikTok, mais édité chez Hachette, autant vous dire qu’il y avait du niveau. Ils ont corrigé les deux copies en aveugle mais Abécassis, en fin limier (désolé, je préfère ne pas tenter le féminin), a estimé qu’« on peut deviner qui a écrit quoi, même dès les premiers mots ». Serial Thinker a surenchéri: « Dans la copie de ChatGPT, il n’y a même pas de problématique. Ce n’est pas du tout ça la philosophie, ce n’est pas enchaîner de belles phrases ». ChatGPT a en effet conclu après 90 minutes de remue-méninges numérique par un constat d’une platitude attendue: « Il n’y a pas de réponse universelle, mais une myriade de voies vers le bonheur (…) Le bonheur pourrait bien être une affaire de raison… et bien plus encore.» Mouais… Enthoven, prince des tweetos, a quant à lui bouclé sa copie en une heure et quart, en concluant sur « l’urgence et l’intérêt de penser la raison elle-même et son activité comme un bonheur ». Le bonheur d’être la quintessence de l’homo sapiens sapiens en somme, c’est à dire un philosophe? Ouarf… Voilà bien un bonheur de platonicien intellocentriste qui limite la raison à la pensée. Faudrait quand même songer à changer de paradigme comme dirait Kuhn. Mais la dissert’ du Raphaël est impeccable: thèse, retournement acrobatique de la proposition et pirouette cacahuète pour retomber sur la tête en conclusion. Le philosophe parisien s’est, sitôt sorti, fendu d’une série de tweets vaseux qu’on peut retrouver sur son compte entre un retweet anti-Mélenchon et une vacherie sur la Palestine. Méritait-il un 20/20 pour un raisonnement aussi aérien et insaisissable qu’un Lucchini au trapèze, éblouissant mais heuristiquement creux et virtuose mais expérimentalement fragile? Sans doute car être jugé par ses pairs permet d’élire des experts et Enthoven est un calibre de choix parmi les anciens d’Henri IV. Reste que je ne suis pas persuadé que ce genre de pensée tarabiscotée et stérile vaille la peine d’être enseignée au lycée, je pense qu’on nous emmerde depuis trop longtemps avec la question du bonheur de ce côté-ci de la planète et que la madeleine de Proust, comme la première gorgée de bière de Delerm, est à reléguer au rayon littérature pour chochottes en mal de mousse éventée. La vie est ailleurs comme écrivait Kundera.
PS: la mort de Milan Kundera est survenue moins de dix jours après le bouclage de cet article destiné à l’origine à la version papier de juillet. De Milan Kundera, c’est « La Valse aux adieux » que je préfère sans doute parce que c’est le seul que j’ai lu en entier.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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