La bande de Gaza sous l'objectif d'Anne Paq
Introduction et propos recueillis par notre envoyé spécial à la MJC de Dole, Christophe Martin. La photo d'illustration est une capture d'écran d'actualité. En dehors de l'expo à la MJC qui est prolongée jusqu'au mercredi 18 octobre, les clichés d'Anne Paq peuvent être vus sur Activestills Collective. Ainsi que des articles dans Basta!
Le festival Palestine au Coeur ne se sera absolument pas déroulé comme prévu: l’actualité sanglante a chamboulé le rendez-vous du public et surtout des lycéens avec l’ambassadrice de Palestine en France Hala Abu Assira. Tout le monde a préféré reporter les deux rencontres prévues. On peut le regretter car si on comprend parfaitement qu’au vu des évènements chacun avait de bonnes raisons de tout remettre à plus tard (Hala Abu Assira a de la famille à Gaza, le Préfecture de Région préfère jouer la carte de la « prudence » et a demandé à l’inspection académique d’annuler momentanément), on pouvait aussi arguer, dans l’autre sens, que presqu’une semaine après le début des massacres et des bombardements, il n’a jamais été aussi urgent de « contextualiser » comme on le dit pudiquement dans les médias. Ce sont d’ailleurs les médias en mal de sensationnel (on est déjà passé à autre chose entre temps) et les Tartuffes de l’Assemblée nationale qui rendent urgente cette clarification. Et un échange avec les jeunes est plus que jamais souhaitable pour leur faire prendre le parti de la paix et du peuple en général, et non celui de l’une ou l’autre des parties en conflit. C’est sans doute le moment où jamais car les médias ont la mémoire courte et les Palestiniens sortiront aussi rapidement qu’ils y sont entrés des radars médiatiques: cela fait des années qu’on « oublie » le conflit israélo-palestinien au bénéfice d’ailleurs des extrémistes des deux camps.
Les récentes exactions du Hamas sont atroces et inqualifiables, mais devront pourtant être qualifiées par des gens habilités à le faire et non par le premier commentateur venu. Si Hala Abu Assira a reporté son séjour à Dole, la photographe Anne Paq était quant à elle présente ce jeudi 12 octobre pour parler de son exposition (qui reste à la MJC car le Majestic préfère ne pas l’accueillir), de son travail et pour faire quelques commentaires après le film « Alam » qui ouvrait le festival du film palestinien, un très bon film propre à éveiller les consciences. Un peu avant, Anne Paq a bien voulu apporter quelques éclaircissements à une poignée de présents sur la situation en Palestine et plus particulièrement à Gaza qu’elle connait très bien.
« Je connais la bande de Gaza depuis 2010. Déjà en 2010, il y avait le siège, le blocus. Il faut toujours rappeler ce contexte: la bande de gaza a été occupée depuis 1967 et le blocus s’est vraiment durci en 2007 avec l’arrivée au pouvoir du Hamas (NDLR: élections démocratiques avec un résultat surprise). En 2010, ce qui m’a frappé, c’est ce sentiment d’étouffement vécu par une grande partie de la population à Gaza. La bande de Gaza, c’est en gros 40 kilomètres sur 8. C’est vraiment très petit: on peut traverser la bande en 1 heure et demie en voiture. Et c’est un des coins de la planète les plus densément peuplés, plus de deux millions d’habitants dont presque la moitié sont des enfants. Quand il y a des bombardements, ce sont d’abord les enfants qui souffrent, des familles qui sont tuées. Tout ce qui est économique a été complètement étouffé par ce siège. Qu’est-ce qu’on offre à ces enfants, à ces jeunes de Gaza? J’ai rencontré des chauffeurs de taxi qui sont ingénieurs. Tout le monde essaie de mettre ses enfants à l’école, à l’université. C’est à Gaza qu’il y a les meilleurs résultats de Palestine. Mais qu’est-ce qu’il y a derrière comme opportunité avec 80 % de la population qui dépend de l’aide humanitaire?
Ce qu’on ne dit pas assez souvent, c’est que la majorité des gens qui vivent à Gaza sont des réfugiés, ce sont des personnes qui ont perdu leur maison autour de 1948, ce que les Palestiniens appellent la « Nakba ». Il y a de grands camps de réfugiés à Gaza. L’injustice et la dépossession n’ont pas commencé en 2023 avec les bombardements, ou même en 2014, ou avec le blocus total de 2007. J’ai rencontré des familles dont la maison d’origine est à quelques dizaines de kilomètres. Parfois, c’étaient des famille qui avaient des terres, une position sociale et qui ont dû fuir du jour au lendemain pour se retrouver à Gaza sans argent et à devoir tout reconstruire. Au niveau du droit international, ces personnes restent des réfugiés même si on en est à la quatrième ou cinquième génération.
Toujours au niveau du droit international, Israël reste la puissance occupante puisqu’Israël contrôle les frontières, l’air, et aussi la mer, avec des obligations qui ne sont absolument pas respectées. Il y a toute une zone qu’on appelle la « no go zone » qui peut aller jusqu’à un kilomètre et qui sont les terres les plus fertiles de la bande. En 2010 déjà, on pouvait entendre des tirs au niveau de cette frontière. En mer, les bateaux militaires israéliens vont attaquer les pêcheurs palestiniens. On entend constamment les drones au-dessus de nos têtes qui surveillent tout ce qui se passe, les avions israéliens qui passent exprès le mur du son au-dessus de la ville. Tout ça instaure un climat très anxiogène. On ne peut pas oublier où on est, et on est sous contrôle et à la merci des autorités coloniales israéliennes. J’étais à Gaza en novembre 2012 quand il y a eu une offensive militaire israélienne: c’est la première fois où j’ai pu être témoin et où j’ai pu documenter les bombardements israéliens et ses conséquences atroces sur la population civile et ça n’a duré qu’une semaine. En 2014, quand j’ai entendu qu’il y avait une nouvelle offensive, j’ai décidé de me rendre sur place, et je suis restée trois semaines sur les 51 jours de bombardements et d’attaques terrestres. Qu’est-ce qui se passe quand il y a des bombardements? C’est quelque chose de très difficile à décrire: ça crée des traumatismes immenses qui restent dans les corps. Il y avait des familles entières qui arrivaient à l’hôpital déchiquetées, des nuits où on ne peut pas dormir, on vit un cauchemar éveillé avec des difficultés pour se ravitailler, des déplacements en masse dûs aux bombardements surtout pour les Palestiniens qui étaient les plus proches des zones frontalières et qui se sont retrouvés dans les écoles en espérant être un plus en sécurité. Mais il n’y a pas moyen d’être en sécurité quand il y a des attaques pareilles. En 2014, même les écoles de l’endroit ont été prises pour cibles, les hôpitaux aussi, les journalistes. Toutes les exactions ont été très bien documentées, notamment des rapports qui parlent de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Malheureusement, l’impunité d’Israël continue. En 2014, 2200 Palestiniens ont été tués dont plus de 500 enfants. 142 familles ont perdu trois membres ou plus. Certaine familles ont donc été dévastées sur plusieurs générations. 51 jours de bombardement mais un jour de bombardement, ça peut paraitre être un siècle quand on est dessous. Quand on parle d’opérations militaires qui se multiplient depuis 2008, des générations d’enfants et d’adultes sont traumatisées. Et pourquoi? Pourquoi Gaza continue-t-elle d’être bombardée si ce n’est parce que le peuple palestinien continue a réclamé sa liberté.
Si on veut comprendre, il faut sans doute aller regarder du côté de l’industrie de l’armement israélien. Le gouvernement israélien est très lié aux industries militaires: on passe de ministre à PDG des entreprises militaires. Gaza est devenu un champ d’expérimentation militaire, un laboratoire pour ces armements. Ces tests en réel deviennent des arguments de marketing pour vendre des armes notamment à l’Union européenne. Frontex (NDLR: l’agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes) utilise les drones israéliens. Là aussi, nous, en tant que citoyens européens, on doit se poser des questions: A qui on vend des armes? A qui on en achète? On sait qu’il y a des entreprises françaises qui font du bizness avec des entreprises israéliennes alors qu’il y a des crimes de guerre qui sont régulièrement commis, en toute impunité, on peut même dire quotidiennement en Palestine. Israël est pratiquement considéré comme un état de l’UE sans qu’on émette même l’idée qu’on devrait conditionner ces échanges commerciaux et ces coopérations militaires au respect des droits humains. Celui-ci conditionne soi disant cet accord d’association UE-Israël mais il n’est jamais respecté. On ne menace même pas Israël de sanctions.
En 2014, après le cessez-le-feu, j’ai pu y retourner et là, en tant que photographe-reporter, on a pu avoir accès à toutes les zones pour découvrir des champs de ruines. C’était des visions de fin du monde, des quartiers entiers qui ont été rasés alors que, encore un fois, c’est une population qui vit sous blocus. A Gaza, quand il y a des bombardements, on ne peut pas fuir. Il n’y a pas de bunker et la puissance de feu israélienne est sans commune mesure avec des moyens qu’on des groupes armés palestiniens. Ils n’y a pas de comparaisons à faire entre ces forces. Tout laisse des traces énormes.
Il faut dénoncer aussi l’hypocrisie de nos dirigeants qui vont dire: « On va apporter de l’aide humanitaire aux Palestiniens ». Quand on parle aux Palestiniens à Gaza, ils nous disent: «On ne veut pas d’aide humanitaire. On veut la possibilité de vivre dignement comme n’importe quel peuple, de pouvoir aller et venir, se construire économiquement, de jouir de nos droits les plus fondamentaux. On ne veut pas des sacs de riz. On ne veut pas d’argent pour reconstruire des maisons. Pourquoi nos maisons sont-elles détruites en premier lieu? » J’ai été interpelée plusieurs fois en tant que journaliste internationale quand on arrive dans des maisons détruites: « Mais pourquoi? Pourquoi les bombes nous tombent dessus? Qu’est-ce qu’on a fait? » Les réponses sont difficiles à trouver à part qu’il y a un soutien inconditionnel à Israël, peu importe ce qu’Israël fait.
Il faut désigner l’entité israélienne comme elle est: c’est une entité coloniale qui repose sur un système d’apartheid et sur une occupation qui est inacceptable au XXIème siècle. Tant qu’on continuera de qualifier Israël comme la seule démocratie au Moyen Orient… et on ne peut pas mettre démocratie et apartheid dans la même entité… rien ne sera réglé, à la fois pour les Palestiniens et les Israéliens.
(NDLR: quelqu’un dans l’assistance demande: vous ne croyez pas que ce sont les extrémistes des deux camps qui empêchent de trouver une solution)
Ce qui empêche de trouver une solution, c’est qu’Israël continue à jouir d’une impunité totale. Les Palestiniens ont tout essayé. La résistance non-violente palestinienne existe depuis plus d’un siècle, c’est documenté, les négociations existent, il y a une autorité palestinienne, mais toutes les négociations palestiniennes n’ont mené à rien si ce n’est à une aggravation de la colonisation sur place. Ce qui empêche de trouver une solution, c’est ce soutien inconditionnel à un état colonial.
Toutes les personnes qui travaillent sur la société israélienne, tous les sondages montrent qu’il y a une fascisation de la société israélienne. Tant qu’on ne va pas regarder cela en face…
(NDLR: quelqu’un dans l’assistance fait remarquer qu’il y a tout de même des manifestations importantes de la société civile contre une dérive de cette démocratie)
Tant que ces manifestations ne vont pas se faire pour les droits fondamentaux des Palestiniens, rien ne va changer sur le terrain. Ce manifestations, c’est juste parce que les Israéliens eux-mêmes maintenant se sentent un peu menacés par la dérive autoritaire de leur gouvernement. Dans ces manifestations, il y a eu très peu de voix pour dénoncer la colonisation de la Palestine, à part un petit bloc anti-colonisation qui courageusement y vont avec des drapeaux palestiniens (ils sont interdits dans les espaces publics) et se font taper dessus, insulter, vilipender de toutes parts et ils sont très peu nombreux.
(NDLR: quelqu’un dans l’assistance cite un ministre israélien qui a clairement laissé entendre qu’Israël avait favorisé la montée du Hamas pour contrecarrer l’OLP de Yasser Arrafat, puis le Fatah en Cisjordanie et ainsi éviter la naissance d’un état palestinien unifié)
Le jeu de l’état israélien, c’est aussi de fragmenter la population palestinienne. On crée des statuts différents, on va jouer sur plusieurs tableaux.
(NDLR: quelqu’un dans l’assistance soulève à nouveau la question de l’existence d’une opposition israélienne anticolonialiste).
Quand on a créé https://www.activestills.org, l’une des idées, c’était de ramener des photos de Palestine au coeur même des villes israéliennes, avec notamment des expositions de rues, en se disant que ça allait peut-être déclencher des réactions. Malheureusement, on en a fait de moins en moins parce qu’on en arrive à la conclusion que ces photos ne touchent pas. Tout peut être justifié au nom de la sécurité. Mais la sécurité de qui? Qui a droit à sa sécurité? Si on reçoit des photos de gamins déchiquetés, les Israéliens vont dire que c’est la faute du Hamas, qu’ils sont utilisés comme bouclier humain par le Hamas ou d’autres bêtises de ce genre, on peut donc justifier l’injustifiable. Mes amis m’ont bien expliqué cela, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans la société israélienne, depuis qu’on est bébé, on nous inculque une certaine façon de penser qui nous met dans cette peur permanente de l’autre, avec l’armée qui est le pilier de la société israélienne, c’est le coeur du projet israélien, c’est vraiment la colle de cette société. Si moi, j’étais née dans cette société-là, peut-être que moi-même j’arriverais aux mêmes conclusions que beaucoup d’Israéliens.
(NDLR: une question à propos d’une solution à un ou deux états)
Quand on passe du temps sur place, on se dit que deux États, ça ne fait aucun sens. Ça veut aussi dire qu’on s’assoit sur les droits des réfugiés palestiniens. C’est ça qui est très problématique dans la solution à deux États. Qu’est-ce qui se passe alors avec ces millions de réfugiés qui ont le droit à rentrer dans leur village d’origine. Donc pour moi, la solution, c’est un seul État avec les droits fondamentaux des uns et des autres respectés.
(NDLR: une question à propos de comment des milliers de roquettes ont pu être stockées sans que les services de renseignements israéliens en soient informés)
On sait que les services de renseignements israéliens sont très développés. Ils expérimentent ces solutions de surveillance qui après sont vendues chez nous. Ce qui se passe là-bas, on retrouve ça chez nous. On va voir ce qui va se passer pour les Jeux olympiques et comment on va être surveillés et fichés grâce au modèle israélien mais malgré tout dans la bande de Gaza, les autorités du Hamas ont mené une campagne contre les « collaborateurs ». On sait qu’en Cisjordanie, il y a énormément de collaborateurs qui donnent des renseignements. L’Autorité palestinienne coopère avec Israël au niveau de la sécurité. A Gaza, ce n’est pas le cas. Le Hamas a fait une campagne contre les collaborateurs et il y a des gens qui ont été exécutés, ce qui fait, je pense, que les Israéliens ont un peu perdu la main sur certaines choses à Gaza. Il y a aussi des réseaux de tunnels.
Il y a beaucoup de Palestiniens à Gaza qui se sentent abandonnés de tout le monde. Il y a de l’argent qui arrive des fois du Qatar, il y a sans doute de l’armement qui arrive de l’Iran. Mais les Palestiniens de Gaza se sentent abandonnés par les pays arabes. L’Arabie saoudite fait des processus de normalisations avec Israël qui légitiment la politique d’Israël.
L’Union européenne a joué la carte de l’humanitaire et de soutien inconditionnel à Israël. Il n’y a aucune sanction, la colonisation a explosé depuis les accords d’Oslo. Les bâtiments financés par l’UE sont régulièrement détruits par les colons et nous derrière, on refait un chèque. Pour la bande de Gaza, nous, l’UE, on va payer encore une fois.
(NDLR: une question à propos des raisons du soutien occidental à Israël)
Pourquoi Israël est si soutenu? Je pense qu’il y a plusieurs explications. D’une part, des coopérations géo-stratégiques et économiques. On n’a aucun intérêt à aider les Palestiniens. Par-contre, on devient de plus en plus dépendants vis à vis des technologies israélienne. Mais derrière, il reste l’esprit colonial qui perdure en France et dans beaucoup de pays et cela fait que « naturellement », on va plus avoir une empathie pour Israël que pour les Palestiniens.
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