Novembre noir
Cet édito a été publié dans la version papier de novembre.
La sociologie à deux balles du libéralisme classique promeut l'image de l’homo œconomicus, un humain rationnel et calculateur, capable de sacrifier un certain bien pour obtenir un mieux et par là, susceptible de faire tourner le monde sans qu'autre chose que son intérêt n'entre en jeu. On le voit aujourd'hui à l’œuvre : l'homo œconomicus sacrifie la planète pour son confort, la paix du monde pour sa suprématie et sa propre liberté pour sa sécurité. Un bien pour un mieux, disais-je. Y a donc une défaillance de taille dans la pensée libérale.
Cette faille théorique, c'est la confusion entre l'intérêt et la valeur. Consacrer du temps, de l'énergie et de la matière pour améliorer sa condition, c'est générer de la plus-value, pas de la vertu. N'importe quel paresseux d'Amérique du sud sait cela, lui qui ne descend qu'une fois par semaine à terre pour couler un bronze. On aurait tort de se moquer. S'il mâchonne dix heures par jour des tas de feuilles pas très nutritives, digère très lentement suspendu aux branches et se repose quatorze heures d'affilée parce qu'il l'a bien mérité, le paresseux vit en harmonie avec son environnement et n'emmerde personne. Le contraire de Gérard Larcher en somme, sorte de teigne calculatrice, occupé à gérer sa panse de sénateur au détriment des estomacs de millions de Français. Le parasite coche toutes les cases de l’homo œconomicus : le moindre effort pour le maximum de satisfaction. J'en connais un qui va profiter à la cantine du Sénat.
Pendant ce temps-là, les civils crèvent de faim dans la crasse et sous les bombes à Gaza ou à Avdiïvka dans le Donbass.
Et nous sommes aussi impuissants à changer le régime de Clément Pernot que celui de l’Azerbaïdjan. L’homo œconomicus prospère sur les ruines de la démocratie sans que nous puissions infléchir un tant soit peu le cours des catastrophes. Les friandises d'Halloween ont pris 20% en un an et les zombies n'ont pas bougé le petit doigt. Les factures d'énergie explosent mais Robert et Maryse vont mettre des guirlandes de Noël autour de leur compteur Linkie. Ursula von der Leyen gagne un SMIC par jour à saborder l'économie du vieux continent et à trafiquer avec Pfizer tandis que le petit monde des politicards s'apprête à faire campagne pour placer des manchots au Parlement européen. La corruption gangrène la classe dirigeante qui pille nos finances publiques et injecte des capitaux monstrueux dans les armes et les caméras de ceux qui nous taperont sur la gueule. Mais la plupart d'entre nous s'inquiètent de savoir s'ils seront bien placés devant la télé pour assister à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques.
Que nous reste-t-il donc pour ne pas faire naufrage avec le reste de l'humanité, le smartphone à la main et la seringue dans l'épaule? Des valeurs humanistes? Le sens de la vertu ? Une capacité à dire non à nos pulsions les plus grégaires, à nos tentations les plus animales ? Un sursaut de fierté pour dire merde à tous les connards qui nous empoisonnent l'assiette et la vie en général ? Une bonne blague sur Magic Netanyahu, l'élu sioniste qui cherche à faire disparaître la question palestinienne sous un tapis de bombes ?
Devant les remparts de Saint-Malo, ce dimanche 29 octobre, nous étions une petite centaine à braver la rabasse pour manifester notre soutien à toutes les victimes du conflit israélo-palestinien et réclamer un cessez-les-conneries immédiat. Une malheureuse poignée alors qu'à Quai des Bulles, à deux cents mètres de là, on se bousculait pour Titeuf. Mais on a tout de même appris avec soulagement que Ziad Medoukh, notre ami prof de français à Gaza, tenait le coup sous les bombardements. Un militant du NPA (branche gauche) nous a également rapporté que quasiment personne ne refuse les tracts pour une paix juste dans les quartiers populaires de la Cité corsaire.
Et comme si ça ne suffisait pas, on est allés voir le dernier film de Ken Loach, The Old Oak (en français, le vieux chêne), dont on se demande si le nom est celui du pub ou un surnom tout trouvé pour le vieux cinéaste militant (87 ans au compteur, un peut-être son dernier long-métrage). J'y suis allé de ma petite larme car je suis une vraie madeleine quand un peu d'espoir, de courage et de vertu naît au milieu de la misère, de la haine et de la connerie. L'Angleterre populaire est aussi terrifiante que source d'inspiration, entre repli identitaire et convergence des luttes, avec une touche de « common decency » chère à George Orwell.
Et puis comme on était en Bretagne, on est allé voir la grande marée le long du Sillon, la grande digue qui va jusqu'à Rochebonne. C'est un spectacle gratuit, souvent grandiose, éco-responsable et renouvelable à souhait. Comme le peuple, la mer est un réservoir d'une force incommensurable. Rien ne lui résiste quand elle se déchaîne. C'est à la fois beau et terrifiant. Mais les vagues sont restées plutôt sages ce soir-là. A peine quelques débordements pour tremper les imprudents venus les narguer en sneakers.
Pendant ce temps-là, la France se déguise en sorcière pour se faire peur alors qu'il lui suffirait de regarder l'état du pays pour mourir de frayeur. L'homo œconomicus fait rage, aussi cupide que borné, les fêtes de fin d'année en ligne de mire, toutes pubs dehors et Dupond-Moretti en Père Noël.
Mais avant de vous finir au Destop, allez donc faire un tour du côté de notre agenda : y a sans doute moyen de temporiser. Bon mois de novembre malgré tout ! (même si à l'heure où nous publions cet édito sur le web, le dit mois est déjà sérieusement entamé)
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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