Mode sombre

Jeudi 23 novembre 2023, Bruno Artel a présenté une conférence gesticulée au lycée Prévert. Le titre de la conf' est « Chut ! C'est France Algérie. ». C'est l'histoire de sa famille et de ses origines. Malgré de grandes difficultés à me déplacer, j'ai tenu à être présent. L’Algérie, je l'ai connue ! J'ai passé 13 mois là-bas !

La conf’ de Bruno Artel tourne beaucoup autour de cette période. Durant la présentation, le conférencier évoque à un moment donné des unités spéciales créées par l'armée française : les « sections grottes ». Ces unités appartenaient aux bataillons du Génie. 

A ce moment-là, mes vieux souvenirs ont ressurgi. Ces unités consistaient à « infecter » les grottes avec des gaz lacrymogènes pour qu'aucun terroriste ou résistant (selon les points de vues) et/ou civil algérien ne puisse occuper ces lieux. Les grottes sont nombreuses dans ce pays. 

Cela faisait des décennies que je n'en avais pas entendu parler. Le silence est de rigueur! Il m'est arrivé d'en parler à mon petit-fils. Mais il faut que je vous l’avoue: J'étais dans un bataillon du Génie et je faisais partie d'une « section Grotte ». J'avais 21 ans.

J'ai participé à l'opération Tournesol qui dura du 11 au 17 avril 1959. Cette opération a eu lieu dans la Wilaya de Sétif, dans le secteur des villes de Lafayette (actuellement Bougaa), de Hammam Guergour et de Mechta Teksra. Je suis arrivé le 15 avril 1959. Nous ne nous appelions pas encore les « sections grottes » mais plutôt « Equipe Spéciale de Traitement de Grotte par Gaz Lacrymogène » Assez pompeux ! On nous a appelé pour réduire une grotte au silence. Nous sommes arrivés devant la grotte en question. Nous avons dû envoyer quelques lacrymogènes (CN2D). Trois « rebelles » en étaient sortis. Mais en fin d'après midi, munis de nos masques à gaz, nous sommes rentrés puis nous avons évacué six personnes et nous avons retrouvé un mort asphyxié par les gaz. Je sais ce que ressentent les manifestants lorsqu'ils se font gazer par les condés. A cette époque, les condés, c'était nous !

Dans cette grotte, nous avons récupéré des documents qui donnaient de nombreuses informations. L'un des « prisonniers était l'adjudant qui était responsable de l’intendance. Il avait fini par avouer connaître l'Infirmerie Régionale et consenti à nous y conduire ». Je me suis toujours demandé de quelle manière on l'avait forcé à « avouer »? Nous sommes arrivés devant la grotte où se trouvait l'infirmerie. C'était le lendemain. Elle était obstruée par des pierres, ce qui nous avait fait croire qu'elle était vide. Nous avons mis environ une heure pour déblayer l'entrée. 

Je me souviens d'un couloir d'une dizaine de mètre qui se trouvait devant nous avec un second mur. Nous nous sommes remis au travail pour enlever les pierres du deuxième mur. Un second couloir mesurant cette fois une trentaine de mètre. Mais au cours du démontage, des coups de feu ont été tirés sur nous. Nous avons reçu l'ordre de réduire cette grotte par «des gaz, obus de bazooka lacrymogènes etc... » sans atteindre nos objectifs. 

Le lendemain, 17 avril, nous retentons de réduire la grotte. Une équipe arrive devant une porte en bois et nous demande de placer une charge explosive. Celle-ci provoque un « éboulement dans la pièce, derrière la porte, et à ce moment-là, le prisonnier se décide à nous dire que la véritable infirmerie se trouve à 10 mètres en dessous de cette pièce». 

Nous avons tenté de déblayer mais le travail était difficile à cause des gaz que nous avions envoyés. Le PC décide d'inonder la première pièce avec de l'essence et de faire sauter la grotte avec des explosifs. La destruction de la grotte s'est produite en fin de journée. Puis on a ordonné l'évacuation des lieux peu de temps après. Selon mes souvenirs, le prisonnier nous a dit qu'il devait y avoir 14 blessés et 3 gardiens armés dans cet hôpital. Fin de l'histoire.

Le bilan. Côté armée française, aucune perte. Côté algérien, il y a eu 4 morts (sans compter les occupants de l'infirmerie détruite). Sur ces « 4 morts, 2 prisonniers sont décédés des suites de l'intoxication par les gaz respirés)». Est-ce que les corps ont été rendus à leurs proches? Il y a eu également « 7 prisonniers qui ont été envoyés à notre infirmerie, suite à l'intoxication par les gaz respirés. » Que sont-ils devenus?

Suis-je la personne qui a allumé la mèche, qui une fois consumée, aurait détruit l'infirmerie? Suis-je responsable du décès des 2 personnes intoxiquées par les gaz ?

Je souhaiterais savoir, si les 17 personnes dans l'infirmerie sont mortes sur le coup? Sont-elles mortes bien des jours plus tard sans pouvoir sortir ? Est-ce que leurs proches savent qu'elles sont mortes ? Si oui, ont-ils retrouvé leurs corps? Est-ce que l'on peut dire que cette action est un crime de guerre ? Les attaques contre les hôpitaux ont été les premiers crimes de guerre à être définis comme tels. Dans la Convention (I) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, datant du 12 août 1949. Article 22 - Faits ne supprimant pas la protection, il est écrit qu’ « à défaut d'infirmiers armés, une formation sanitaire peut être gardée par un piquet, des sentinelles ou une escorte, c'est-à-dire par un petit nombre de militaires armés ». La France avait signé cette convention le 8 décembre 1949 et l’avait ratifiée le 28 juin 1951, c’est à dire quasiment 8 ans avant les actes commis. Nous savions que c'était un hôpital et qu'il était gardé.

J'ai souhaité témoigner avant de mourir. J'invite également les autres à le faire avant de disparaître. Même si Macron ne le veut pas. Oui! Il nous a annoncé en mars 2021 qu'il « décide de faciliter la déclassification des archives de la guerre d’Algérie. » Au lieu de cela, on insère un article (n°25) modifiant le code du patrimoine de l'accès aux archives dans une loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement. (no 2021-998 du 30 juillet 2021). Par cette loi, certains documents militaires ne sont plus consultables. Donc à défaut de pouvoir les consulter, il faut parler !


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À propos de l'auteur(e) :

Baron Vingtras

Bourguignon échoué en Franche-Comté, enivré par le militantisme de Gauche avec un gros G et passionné par l'Histoire.


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