Économie

Au boulot !

Publié le 05/09/2024 à 06:52 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 05m02s

Cet article est l’édito du numéro de mai qu’une actu chargée ne nous a pas jusqu’à aujourd’hui permis de mettre en ligne. Voilà donc qui est fait.

« Les prisonniers du boulot n'font pas de vieux os », chantait Henri Salvador qui ne s'est pourtant jamais tué à la tâche. « Le travail, c'est la santé » lui a tout de même rapporté un sacré pacson de blé parce que, sortie en 1965, pendant les 30 Glorieuses, la chanson a fait un joli tabac. Il faut dire qu'à l'époque, les patrons traquent la main d’œuvre pour lui « offrir » du taf en usine tout autant qu'aujourd'hui France Travail piste l'indésirable chômeur pour le faire sortir des statistiques. Dès 1956, vingt ans après le Front pop, les employés ont décroché une troisième semaine de congés payés mais au prix d'une légère augmentation du temps hebdomadaire de travail. En 1965, on tourne autour des 40 heures par semaine. Il faudra attendre l'an 2000 pour descendre à 35 heures. 

Mais pourquoi donc toujours chercher à bosser moins ? Pourquoi le labeur a-t-il si mauvaise presse en France ? La réduction du temps de travail est-elle une obsession congénitale chez les prolos que nous sommes ?

Une bonne partie des Français sont persuadés que le terme travail vient du latin tripalium, un instrument de torture à trois pieux. De là à en conclure que le travail n’est que souffrance, il n'y a qu'un pas que beaucoup n'hésitent pas à franchir. Mais cette version est fragile et surtout très récente.
Les romanistes qui se sont penchés sur la question privilégient plutôt l’hypothèse du latin trabs, qui signifie « poutre » et qui a donné travée et entraver. D’ailleurs, un travail désigne aussi l’appareil d’un maréchal-ferrant servant à immobiliser les bœufs et les chevaux pour les soigner. L’idée d’une contrainte est bien là, mais on en n'est pas à la torture. Toujours est-il que le travail reste une souffrance pour presque la moitié des salariés selon le baromètre OpinionWay de 2023. Paradoxalement et d'après le même sondage, ils sont pourtant 8 sur 10 à assurer qu'initialement ils aimaient leur emploi. 

D'où vient le hic alors  ? 

On peut logiquement conclure que ce n'est pas l'activité elle-même qui est en cause mais ses conditions d'exercice. Cela fait, par exemple, de nombreuses années que pas mal d'entre nous portons nos sacs-poubelles jusqu'au point d'apport collectif sans rechigner et peut-être sans considérer cela comme une corvée. Cela deviendrait cependant laborieux s'il fallait le faire sept heures par jour, cinq jours par semaines et 47 semaines par an, et surtout si c'était l'unique perspective professionnelle pour toucher un SMIC. Et encore... le travail du ripeur au cul du camion-benne conserve tout son sens même si les odeurs, les horaires décalés, la répétitivité, la pression et la météo peuvent le rendre éprouvant et par voie de conséquence détestable.

En revanche, malgré le confort, la bureaucratie endémique qui gangrène bon nombre de nos boulots fait qu'ils ne riment en partie plus à rien. Pour certains employés du tertiaire, c'est même le poste entier qui devient superflu et la majeure partie de l'emploi consiste alors à chercher à se donner une contenance tandis qu'on se sent vidé de toute utilité et dépossédé de toute prise sur le cours des choses. Difficile dans ces conditions de se lever du bon pied à l'aube pour aller au turbin.

Mais ce n'est pas tout car on ne peut concrètement parler de travail sans le contextualiser dans un système économique lui-même historiquement situé.

En régime capitaliste, le travail se définit comme une activité de production destinée à mettre en valeur du capital. Peu importe ce que l'on fait, on le fait pour enrichir des actionnaires et s'ils acceptent de nous céder une part du gâteau, c'est bien parce que nous participons d'une manière ou d'une autre à la production du profit. Dans ces conditions, traîner des pieds pour aller bosser et tirer au flanc sur la chaine de montage, tant qu'on est payé, eh bien... on trime sans réfléchir, on encaisse et tant pis s'il faut prendre de la dope, de la binouze ou du prozac pour tenir le coup jusqu'au week-end, jusqu'aux vacances, jusqu'à la retraite... et au-delà.

Sauf que... sauf que... sauf que... on n'a qu'une vie et foutre sa dignité en l'air pour engraisser des capitalistes, on peut rêver de mieux. Et je vous passe les trémolos sur la mère-planète.

Alors bien sûr, me diront ceux qui de toutes façons ne lisent pas Libres Commères et ne défilent pas le 1er mai, tout ce qui peut être produit pour être vendu a du sens : ça s'appelle le pognon. « Le travail, c'est la santé » est sans doute l'une des plus mauvaises chansons d'Henri Salvador (paroles de Maurice Pon, à sa décharge) mais aussi l'une des plus lucratives de sa carrière. Faut bien vivre ! Et Salvador a eu l'occasion d'en écrire d'autres nettement moins cons et plus belles par la suite. 

Mais on n'a pas tous le talent de Salvador pour écrire des mélodies et les chansons douces, ça va bien quand le beurre dans les épinards est assuré, qu'on a le ventre raisonnement plein et un toit sur la tête. Il faut bien qu'une majorité d'entre nous continuent à mettre les mains dans le cambouis pour faire tourner la bécane et même si la machine industrielle se mettait à rouler dans le bon sens, il faudrait tout de même que des braves, levés aux aurores, continuent à faire autre chose que de gratter les cordes de leur ukulélé en se la coulant douce à Syracuse.

L'objectif n'est pas non plus de tuer tout le monde à la tâche, au fond de la mine ou dans les champs, derrière les écrans de la Sécu ou devant des classes d'ados mal embouchés. Mais il serait quand même souhaitable que ça ne soit pas toujours les mêmes qui se cassent le cul pendant que d'autres se le calent confortablement dans leurs fauteuils de ministres.

Et puisqu'il faudra bien se retrousser les manches et produire pour qu'on ne revienne pas à l'âge de pierre et qu'un avenir soutenable, c'est très vraisemblablement du travail pour tous mais pensé et défini collectivement, équitablement réparti, et surtout consenti sans la schlague, décidons nous-mêmes de ce qui doit sortir des campagnes, des laboratoires, des bureaux d'étude, des usines et des écoles. Si on choisit de fabriquer la même merde que Mac Donald, Pfizzer, Bayer, les GAFAM et Hanouna, je jette l'éponge. Mais j'ai l'espoir, comme Bernard Friot et tant d'autres, que, si on leur laisse les clefs du camion pour prendre le boulot par les cornes, les Français pourraient bien surprendre le monde par leur sens des responsabilités, une certaine idée du bien social et des perspectives pour notre pays. Reste à virer les Bruno Le Mairdeux qui nous bouchent l'horizon.




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

Retrouvez tous les articles de Christophe Martin