Politique

Travailler du chapeau sans Deleuze

Publié le 04/10/2024 à 10:40 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 06m37s

Quand j’étais à l’université, il y a 40 ans, on ne jurait que par Gilles Deleuze. Moi, je me taisais : je ne comprenais pas trop ce que racontait ce philosophe à borsalino cabossé. Mais comme ceux qui se réclamaient de lui étaient carrément péremptoires, je préférais éviter de dire que je n’y pigeais rien pour ne passer ni pour un obtus ni à la casserole. 

Depuis, je n’ai guère croisé Deleuze sur ma route mais l’autre jour, je suis retombé sur une de ses maximes les plus connues qui semble pour une fois facile à comprendre et peut-être pour cette raison portée au pinacle des réseaux sociaux : « Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi; être de droite, c’est l’inverse. » Inutile d’ajouter que Deleuze est considéré comme de la gauche la plus extrême, anarchiste même s’il est marxiste à l’origine, spinoziste également. Mais c’est uniquement de cette citation dont je voudrais traiter : elle contient déjà assez d’étiquettes.

Que veut dire tout d’abord penser le monde? S’intéresser au monde? Embrasser l’idée du monde? Appréhender la quintessence du cosmos? Accéder au noumène de l’univers? Pour en fin de compte uniquement se regarder le nombril au bout du bout ? 

Être de gauche, ce serait être désintéressé au point de ne s’intéresser à soi qu’en tout dernier, être victime du syndrome de l’humanitaire, condamné au martyre et à la compassion gangréneuse. Être de droite, ce serait par conséquent en première instance être nombriliste, égocentrique, puis, communautariste, chauvin, nationaliste et enfin mondialiste en dernier ressort. Ça m’arrangerait bien, cette conception de la politique. Les droitards n’ont que ce qu’ils méritent : le grand Deleuze les traite comme des centrifugeuses. Cela dit, le contraire de centrifuge, c’est centripète et je ne suis pas persuadé que les gauchos soient mieux lotis. 

Donc si je comprends bien, on est de droite ou de gauche suivant où on place ses priorités, en soi ou dans l’humanité. On serait de droite quand on fait passer sa famille ou sa communauté avant l’intérêt général. En revanche, à gauche, le genre humain prime sur le pays, la classe ou ceux qu’on aime tendrement. 

Je crains que cette vision des choses ne nous condamne au manichéisme par manque de dialectique. A moins que Deleuze ait sous-entendu qu’on n’est jamais totalement de gauche ou de droite et qu’on oscille entre ces deux tendances au gré de l’histoire. De gauche, le jeune célibataire apatride en rupture avec la société bourgeoise. De droite, le parent (voire le grand-parent) plus âgé patriote et attaché à un territoire. Avec entre les deux, les aléas de la vie, l’amour à géométrie variable. 

Ce serait pour le moins caricatural et on est en droit de se demander si ça rime encore à quelque chose de penser en terme d’Assemblée nationale qui, il faut l’avouer, ne représente plus grand monde en France. 

Aujourd’hui, les points de clivage sont multiples, d’autant que les gouvernants et leurs sous-fifres s’ingénient à multiplier les départs de feu. Sur l’échelle de Deleuze, je m’arrêterai à la notion de pays qu’il ne place ni à un pôle ni à l’autre mais entre la communauté et le monde. En France où la nation peut être définie comme une aspiration à vivre ensemble sous les même lois pour tous, avec une même langue, et trois ou quatre autres bricoles culturelles, et les communautaristes (séparatistes régionaux ou religieux), et les mondialistes (européistes ou atlantistes) font figure d’ennemis du pays. Les premiers tendent à le fractionner en entités ethnico-culturelles, les seconds à le dissoudre dans une fédération supranationale, voire dans une absence de patrie définie, le village mondial. 

Et me revoilà embringué dans une problématique qui n’est pas la mienne. Deleuze pose une question… ou plutôt certains continuent à faire dire à Deleuze des choses qui historiquement n’ont plus de sens pour moi. Quand j’entends les gros médias bourgeois parler d’extrême-gauche à l’encontre de Boyard et continuer à parler de gauche libérale avec Glucksmann, je comprends pourquoi on ne m’invite pas plus souvent sur les plateaux télé. 

Tout cela pour dire qu’il est grand temps de redéfinir notre champ politique. La ligne de fracture est pourtant nette. Veut-on, oui ou non, vraiment sortir du capitalisme de connivence où l’État est au service du grand capital? Pas y faire quelques aménagements pour mieux le faire perdurer ! Non ! A-t-on la volonté de trouver des solutions hors de ce merdier? Voilà la question. Ce qui met d’un côté les conservateurs (des réactionnaires fascistes jusqu’aux réformateurs bienveillants, en passant par les néolibéraux cyniques) et de l’autre tous ceux qui cherchent un nouveau modèle économique où les citoyens-producteurs-consommateurs peuvent exercer leur souveraineté.

Qui est-ce qui décide de notre travail? A qui appartiennent les moyens de production? Qu’est-ce qu’on produit et pourquoi? Voilà les questions mères de toutes les luttes. Il y en a bien évidemment d’autres mais je suis persuadé que celles-ci sont la priorité. C’est une affaire de souveraineté sociale. 

Si à la première question, vous répondez le patronat, les technocrates ou les dieux du capital, vous êtes conservateurs : l’état actuel des choses vous va à ravir. Quant à ceux qui répondent l’État bureaucratique et autoritaire, je vous propose de prendre un peu de repos dans la Roumanie des années 70.

Pour les autres qui pensent que c’est nous le patron, se pose la question du cadre. Les zadistes oeuvrent à l’échelon très local, les internationalistes voient à l’échelle planétaire. Comme dirait Lénine, voilà les gauchistes, utopistes ou velléitaires. Malheureusement les trotskistes et les anarchistes en font partie. Je vais encore perdre des amis.

Comme Staline et Sankara, je pense que la dimension nationale est la plus pragmatique au vu de la situation historique. Pas question d’attendre la révolution mondiale et l’effondrement général du capitalisme. Pas question non plus d’autonomiser l’hypercentre de Dole après avoir pris d’assaut la sous-préfecture afin d’y installer une radio libre. Ce qui ne veut pas dire que  toutes les expériences locales de sortie du capitalisme ne sont pas les bienvenues. Au contraire.

Bon, on se résume: à l’échelle de la nation et du pays, l’idée, c’est de chercher à construire, et il existe des expériences déjà bien avancées et même du déjà-là communiste en France, et à faire connaitre des modèles économiques où les producteurs sont les décideurs mais hors de la logique du profit capitaliste et donc hors de l’UE où la Commission ne laissera rien de réellement social se construire. L’État ne disparait pas dans cette configuration mais il ne contrôle pas tout et se présente toujours sous la forme de services publics avec RIC et tout le tintouin. On pourrait y parler de planification économique sans que la foule ne fasse un malaise. Les caisses de la Sécurité sociale y seraient à nouveaux gérées par les salariés. Ça pourrait s’appeler « communisme souverainiste ». Ou résurrection démocratique nationale.

On est donc bien loin de la dichotomie dépassée de Deleuze et on sort des débats foireux sans issue. Au XXème siècle, les communistes vietnamiens avaient réussi à habilement lier les questions nationales et sociales pour résister à l’impérialisme américain. La propagande culturelle et le programme « Young Leaders » ont remplacé le napalm et l’agent orange mais nous sommes dans une situation similaire à celle du Viêt Cong : l’indépendance nationale et la révolution sociale y vont de paire, l’une et l’autre se nourrissent mutuellement. La grande bourgeoisie française est européiste, atlantiste et toujours prête à trahir le pays pour ses propres intérêts comme en 40. Une partie de la population est lobotomisée par les mensonges bruxellois et a encore voté pour des malins qui ne feront rien au Parlement européen parce qu’il n’y a rien à y faire : après 5 ans, Manon Aubry le sait bien qui n’a eu que la victoire sur Uber à son actif et encore la directive finale est laissée aux bons soins de chaque gouvernement, autant dire que c’est resté lettre morte un peu partout. Ce n’est que hors de l’UE que la justice sociale fera son retour. Nous devons donc nous battre pour retrouver notre souveraineté française, condition sine qua non pour reprendre la main sur le travail, via les institutions et la monnaie. Tout projet de progrès social au sein de l’UE est chimérique et tous ceux qui, de Renaissance à la France insoumise, veulent nous le faire croire sont des menteurs ou des idiots. Ou les deux dans le cas de Valérie Hayer.

Et si vous avez lu jusque là, on est appelé à se revoir.




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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