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De Mickey Mouse à Che Guevara, une trajectoire improbable 2ème partie: De Paris à Mexico, en passant par le Haut-Doubs (1945-1962)

Publié le 13/10/2024 à 10:09 | Écrit par La Rédac' | Temps de lecture : 23m57s

Si vous avez manqué la première partie de l’entretien, c’est par ici.

LE MIRADOLE.- Nous en étions rendus après-guerre. Tu obtiens ton baccalauréat.

MICKEY.- J’ai passé mon baccalauréat dans des conditions un peu particulières. J’ai passé la première partie en seconde pour des raisons liées à la guerre. En 1944, tout était si perturbé qu’il n’y a pas eu d’oral. L’un de mes professeurs m’a alors conseillé de passer les épreuves et comme je les ai réussies, je suis passé directement de seconde en philo.

LE MIRADOLE.- Mais comme tu avais fait deux sixièmes, tu rattrapais l’année perdue.

MICKEY.- Exactement. N’empêche que je me suis retrouvé en philo mal en point. J’avais de nouveau un an d’avance et pour moi ça a été une année bâclée.

LE MIRADOLE.- Sans faire de première, c’était effectivement difficile. Tu te souviens de ton prof de philo?

MICKEY.- Très bien. C’était un très bon prof mais je ne comprenais rien à ce qu’il racontait !

LE MIRADOLE.- Tu n’as pas découvert Marx à ce moment-là, j’imagine… ?

MICKEY.- Non ! Il me manquait la formation que j’aurais eue si j’avais fait une première...

LE MIRADOLE.- Est-ce cela qui t’a poussé vers les sciences, la médecine?

MICKEY.- Pas dut tout, d’autant qu’à ce moment-là, les études médicales étaient plus littéraires, humanistes, que scientifiques. Je n’étais alors pas très au clair dans mes choix professionnels. Je me souviens que j’admirais éperdument mon prof d’histoire-géo et que j’ai alors envisagé les sciences politiques. J’ai eu cette idée parce que le prof était génial. Et puis c’était la fin de la guerre… 

LE MIRADOLE.- A la Libération, il y a donc eu un vent de liberté.

MICKEY.- Je pensais bien que j’allais poursuivre mes études mais lesquelles? Je ne savais pas trop. Je pensais toujours en arrière-plan à la musique pour laquelle j’éprouvais une véritable passion, mais il y avait des résistances familiales importantes. Mon père aimait beaucoup les artistes, le monde artistique, la musique, la poésie, la littérature, mais ne les reconnaissait pas comme une profession. Très vite la médecine est venue au premier plan, d’une part parce que pour ma mère, c’était LE métier par excellence, d’autre part parce que pour mon père, ça allait de soi. La médecine, c’était le métier qu’il aurait choisi pour son fils. Néanmoins, il n’y a eu aucune contrainte de leur part… Il y avait beaucoup de médecine chez nous : mon père exerçait constamment, mon frère était malade et faisait l’objet de soins constants, notre entourage amical était très médical…

LE MIRADOLE.- Tu te décides donc à rentrer en fac de médecine vers 17 ans?

MICKEY.- Oui. Mon frère était alors en très mauvais état et allait mourir en 45. Mon père est tombé malade. On ne s’attendait pas à ça parce que c’était un homme robuste. Pendant quelques semaines, il n’était pas bien. De fait, il a fait une infection endocardique grave à une époque où les antibiotiques étaient certes déjà à la mode, mais ça n’a pas marché avec lui. Il est mort de cette infection cardiaque.

LE MIRADOLE.- Tu penses que ça a influé sur ton choix?

MICKEY.- Oui. Il y avait plus d’une raison pour que je fasse de la cardiologie. Il se trouve qu’à l’époque pour entrer en médecine, tous les étudiants devaient passer par un service de médecine générale. J’étais inscrit en médecine mais il y avait tellement d’étudiants qu’il n’y avait plus de stage pour moi. Mon père est alors intervenu auprès d’un de ses amis qui m’a pris en cardiologie.  

LE MIRADOLE.- Ça te plaisait ?

MICKEY.- Oui beaucoup, notamment parce qu’il y a avait beaucoup d’étrangers dans les services à cette époque, des latino-américains, des orientaux, c’était très cosmopolite, ça parlait toutes les langues… j’aimais beaucoup l’ambiance…

LE MIRADOLE.- Quel était le nom de cet hôpital?

MICKEY.- Lariboisière. C’était l’un des grands hôpitaux parisiens.

LE MIRADOLE.- A l’époque combien de temps duraient les études de médecine?

MICKEY.- Dix ou douze ans.

LE MIRADOLE.- Tu travaillais beaucoup?

MICKEY.- Oui, j’étais un étudiant très studieux et je ne manquais pas d’appuis intellectuels de tous ordres. A cette époque-là, il y avait deux types d’études: il y avait les études ordinaires : on allait en stage obligatoire à l’hôpital le matin et à la faculté écouter les cours l’après-midi. Et puis on passait les examens. Le commun des mortels faisait ce parcours-là. Mais l’élite médicale, purement autoproclamée d’ailleurs, ne procédait pas ainsi. On allait au stage le matin, et les après-midi, on suivait des cours intensifs d’entrainement médical. On apprenait avec des maitres non officiels qu’on rémunérait. On était une douzaine par groupe et on travaillait sur des questions précises. On devait écrire les réponses en temps limité et on lisait à haute voix ce qu’on avait écrit. Et puis il y avait une correction collective. C’est ça qui était important. Une fois qu’on était entrainé à ces questions, on passait un concours. Les autres ne passaient que les examens que nous passions aussi bien entendu. Les concours, on n’était pas obligés de les passer mais ils permettaient seuls d’accéder à des postes à responsabilité dans les hôpitaux, avec le statut d’externe puis d’interne puis d’assistant..  

LE MIRADOLE.- C’était donc un système à deux vitesses?

MICKEY.- Oui, qui datait de Napoléon.

LE MIRADOLE.- Et ça a duré jusqu’à quand?

MICKEY- Je ne sais pas exactement. 68 peut-être… Ça s’est démocratisé ensuite et tout le monde  a dû passer par l’externat et l’internat. Alors qu’avant, seule une minorité, celle qui avait passé les concours, en arrivait là. Les étudiants qui se considéraient comme l’élite se devaient de sécher les cours de la faculté… c’était trop ordinaire ! Je me souviens qu’à cette époque, c’était le professeur Binet, qui dirigeait les études médicales à Paris, c’était un professeur très connu. Mais on n’allait pas à ses cours ! il ne fallait surtout pas y aller ! On allait seulement aux conférences avec des professeurs particuliers que nous nous répartissions. Mais ce n’était pas officiel…

LE MIRADOLE.- Drôle de système. C'est étrange, ce système à deux vitesses car d'un côté dans ces années d'après-guerre, la Sécurité sociale s'impose et de l'autre, on observe une résistance d'un ancien régime de mandarins.

MICKEY.- C’est en effet à l’image des contradictions idéologiques d’après-guerre !...

Chaque année, la médecine des étudiants nous examinait de façon systématique, on passait une radio, pour voir si on était en bon état. Une année, je me souviens que physiquement je n'étais pas bien du tout, j'étais un peu fatigué, on m'a trouvé une tache à un poumon. On m'a dit  : faut pas rester comme ça, on va vous traiter. Alors je suis allé voir mon maître de conférences, c'est à dire le professeur avec lequel j'avais une espèce d'alliance et avec lequel nous apprenions la médecine concrète. Il m'a dit  : il faut que tu t'arrêtes pendant quelques temps ; j'ai eu cela aussi et j’ai été traité à la montagne, dans le Jura. Alors, je me suis arrêté et, sur son conseil, je suis parti à la montagne parce qu'à l'époque, on traitait la tuberculose en milieu sanatorial. C'est comme cela que j'ai connu Villers-le-Lac où mon professeur était allé lui-même, près de la frontière suisse. Il connaissait le directeur, lui a écrit un mot. J’y ai été accepté et suis parti à Villers où je suis resté trois ans. Quand je suis arrivé, on m'a donné des antibiotiques qui étaient alors un traitement récent. Heureusement ce n'était pas très grave car j’avais été vacciné après la guerre, j'avais donc une tuberculose très curable. Comme je me remettais bien et que le directeur de l'hôpital avait besoin d'un interne, il m'a demandé  : est-ce que vous accepteriez de rester un peu avec nous  ? J’ai accepté et suis devenu interne à l'hôpital, j'étais payé tout en continuant mon traitement. Un jour, le directeur est venu me voir et avec un sourire malicieux, m’a dit  : vous savez que vous êtes à la fin de votre sursis militaire (j'étais en effet sursitaire comme étudiant)  ? Ce matin, les gendarmes sont venus et vous ont réclamé ! Or c’était l'époque de l'Algérie…

LE MIRADOLE.- Tu te souviens de la date ?

MICKEY MOUSE.- ça devait être vers 55... Le directeur me dit donc avec un grand sourire  : dites-moi, vous avez envie de faire votre service militaire  ? Alors, un peu embarrassé, je lui réponds  : boffhhh... Il me dit  : bon, si vous voulez, moi, je vous inscris comme réformé définitif. Vous avez une maladie suffisamment importante pour que je puisse prendre le droit de vous réformer. Je vous réforme donc, mais vous restez avec moi. Alors j'ai accepté. Je suis resté deux ans de plus là-bas avant de revenir à Paris pour continuer mes études.

LE MIRADOLE.- Tant que tu étais dans le Jura, tu n'as pas fait de cardiologie.

MICKEY.- Non, je suis même presque devenu un spécialiste en pneumologie ! Je faisais de la tuberculose toute la journée. Il y avait beaucoup de sanatoriums en France parce qu'il y avait beaucoup de tuberculose pulmonaire en cette période d’après-guerre, il y avait beaucoup de misère qui se traduisait par des maladies de cette nature, en partie conditionnées par la pauvreté. Le sanatorium de Villers-le-Lac était réservé aux hommes et il était complet. Le recrutement se faisait surtout dans le nord et l'est de la France, c'est à dire les régions minières où les gens étaient misérables. A l’hôpital, à 1500m d’altitude, il y avait beaucoup d'alcoolisme, un alcoolisme de contrebande qu'on connaissait bien et contre lequel il était très difficile de lutter.

LE MIRADOLE.- De contrebande?

MICKEY.- Oui. Les patients avaient des réseaux. Ils étaient acoquinés avec des gens du personnel de l'hôpital avec lesquels ils s'arrangeaient... La nuit, ils descendaient subrepticement, en faisant le mur, par les petits sentiers jusqu'à Villers-le-Lac, puis ils remontaient avec toutes sortent de récipients, ils faisaient rentrer du vin dans les bouillottes !

LE MIRADOLE.- Les bouillottes qui servent normalement à se chauffer ?

MICKEY.- Oui. La maladie se traitait à cette époque encore par les cures. Il y avait des galeries tout autour de l'hôpital où on disposait des transats avec des couvertures et des bouillottes. De telle heure à telle heure, il fallait faire la cure au soleil. Ça n’avait aucun effet, mais c'était encore une croyance à l'époque…

LE MIRADOLE.- Ah bon...

MICKEY.- On croyait que l'air faisait quelque chose, l'air, le soleil, l’altitude, on croyait que c'étaient des facteurs de guérison de la tuberculose, comme dans La Montagne magique de Thomas Mann…. Sauf que, contrairement au début du siècle, les sanatorium n’étaient plus réservés à la bonne société mais étaient devenus des institutions publiques ouvertes au peuple.

LE MIRADOLE.- Il y avait déjà un vaccin, non ?

MICKEY.- Le vaccin existait. Moi, je l'avais reçu d'ailleurs puisque mon père qui connaissait le promoteur du vaccin BCG contre la tuberculose, le Dr Weill-Hallé, avait été convaincu par son ami qu'il fallait nous vacciner. J'avais donc été vacciné juste après la guerre. Mais j'ai quand même eu une tuberculose…

LE MIRADOLE.- L'hôpital avait bonne réputation?

MICKEY.- Oui. C’était un hôpital de pointe parce qu’il était médico-chirurgical, c'est-à- dire que non seulement on traitait les malades selon la méthode classique du repos au bon air et des antibiotiques naissants,  mais on opérait certains d’entre eux en enlevant chirurgicalement leur lésion ou encore on pratiquait le pneumothorax en mettant le poumon au repos en  insufflant de l’air dans la plèvre. Il y avait un chirurgien que j'avais d'ailleurs connu à Paris quand je faisais mes études médicales. Il était chirurgien pulmonaire et c'est lui qui opérait les patients. Cet homme que j'ai bien connu était communiste, marxiste convaincu. Mon premier contact avec le marxisme, c'est avec lui que je l'ai eu.

LE MIRADOLE.- Comment as-tu su qu'il était marxiste ?

MICKEY.- Parce qu'il me l'a dit ! Et non seulement il me l'a dit, mais il m'a raconté son histoire. Et son histoire n'est pas banale ! Pendant la guerre, Pierre Laval, le ministre de Pétain, avait été attaqué dans la rue par un résistant qui lui avait tiré une balle dans le ventre. Laval avait été transporté d'urgence à l'hôpital où un chirurgien dont j'ai oublié le nom lui avait retiré la balle et en quelque sorte, sauvé la vie. Pour le remercier, Laval lui avait demandé ce qu'il désirait. Le chirurgien avait répondu  : je voudrais que vous libériez un de mes internes qui est communiste et qui a été arrêté par la police allemande.

LE MIRADOLE.- A Paris ?

MICKEY.- Oui, on l'avait transféré rue des Saussaies, c'est à dire un endroit sinistre où régnait la Gestapo et ses sbires, des gens capables de tout… La rue des Saussaies, c'est le quartier du Ministère de l'Intérieur.

LE MIRADOLE.- Ça reste un quartier peu fréquentable, on est bien d'accord…

MICKEY.- Il était donc dans cette prison, c'est lui même qui me l'a raconté. Un jour, un Allemand arrive et lui dit  : vous avez une demi-heure pour écrire à votre femme. Alors il comprend ce que ça veut dire, il va être fusillé. L'Allemand revient, le prisonnier lui remet sa lettre. L'Allemand ouvre la porte et lui dit  : vous êtes libre. Il se dit  : je vais sortir et ils vont me tuer... Il était dans une pièce de l'immeuble de la rue des Saussaies ; on lui ouvre la porte, il n'y avait personne, pas de sentinelle, pas de garde, vraiment personne. Il descend un étage. Personne. Il descend deux étages, arrive en bas, ouvre la porte. Personne. Il est rentré chez lui… sans comprendre pourquoi il avait été libéré.  

LE MIRADOLE.- C'est de la torture psychique...

MICKEY.- C'est lui-même qui m'a raconté cette histoire, me disant qu'il était communiste depuis longtemps. C'est lui qui, la première fois, m'a expliqué ce qu’était le communisme. Il m'a dit : « le communisme, c'est la possibilité pour chacun des hommes d'accéder aux vertus des meilleurs ». Je n'ai jamais oublié cette définition... La possibilité pour chacun d'accéder aux vertus des meilleurs...

LE MIRADOLE.- Hmmm, ça me va bien, cette définition.

MICKEY.- C'est extraordinaire, hein ?

LE MIRADOLE.- En effet.

MICKEY.- Voilà donc l'histoire du chirurgien de l'hôpital de Villers-le-Lac et ami du directeur de l'hôpital qui, lui, ne voulait rien savoir du marxisme ! Un pur produit de la bourgeoisie française !

LE MIRADOLE.- Un profil intéressant pour diriger un sanatorium en tous cas et une manière très affective pour toi d'entrer en contact avec le marxisme.

MICKEY.- Bon, maintenant je suis obligé de parler des femmes… A cette époque-là, j'ai lié une amitié avec un copain que j'ai connu par un des hasards de la famille. Au cours d'un diner à la maison,  j'ai fait la connaissance de Pierre, qui faisait ses études au lycée français de Bruxelles. Il venait à la maison et nous avons lié amitié, une amitié qui a duré toute notre vie. Un jour, il m'a parlé d'une amie de sa classe qui s'appelait Nathalie Babel, fille d'un écrivain russe très célèbre, russe d'Odessa, collègue et ami de Trotski. Très proche de Trotski ! Ce Babel, moi, je ne l'ai pas connu ; il était écrivain et avait beaucoup de succès à l'époque en Union soviétique. Staline s'en est pris à Trotski, l'a poursuivi comme on sait, mais il a aussi poursuivi Babel. Celui-ci s’est trouvé déporté dans un camp en Sibérie où il est mort. On ne l'a plus revu. (NDLR : en fait, Isaac Babel est condamné à mort le 26 janvier 1940 et fusillé le  27 janvier 1940. Sa mort ne sera annoncée à ses proches qu'en 1953. La date communiquée à sa veuve était fausse  : on l’avait informée qu'il était mort en détention le  17 mars 1941  sans préciser comment). Sa fille et sa femme avaient réussi à échapper à la police et à émigrer. Elles s’étaient retrouvé à Paris et Nathalie avait très vite été recueillie par la sœur de Babel à Bruxelles où elle avait effectué ses études secondaires. Pierre avait donc amené Nathalie à la maison et c’est ainsi qu’elle est aussi devenue mon amie. Il faut préciser que Nathalie Babel vivait alors  avec sa mère dans un petit appartement du XVème arrondissement de Paris, très petitement, car sa mère avait de maigres subsides dus à l’aide d’anciens résistants. Nathalie n'avait qu'une idée  : sortir de ce milieu nécessiteux.  Elle voulait gagner de l'argent, être riche, vivre bien ! Elle a donc  pensé que j'étais la personne adéquate parce que je vivais dans un appartement de neuf pièces, rue de Lisbonne, avec des salons qui n'en finissaient pas, apparemment le grand luxe… alors que la guerre nous avait ruinés ! Elle ne me l'a pas caché  : j'étais son objectif ! Elle était très intelligente, très cultivée, de première qualité intellectuelle... probablement comme son père. Elle écrivait remarquablement et étudiait le russe aux Langues O. Un jour, elle m'a tendu une perche, me disant qu'elle se trouvait très bien avec moi, que j'étais la personne qui lui correspondait… J'étais à l’époque très réservé vis-à-vis des filles en général, je n'étais pas un coureur de jupons… C'est donc elle qui m'a demandé pourquoi je ne l'épousais pas puisque j'avais toutes les qualités pour l'épouser ! J’ai répondu pourquoi pas? Ma mère était la personne dont j'ai déjà parlé. Je n'avais qu'une idée, c'était de fuir la maison ! A l'époque, Nathalie et sa mère avaient quitté le XVème et loué une petite maison à L'Haÿ-les-Roses, à l’étage d'une maison louée par un riche résident. Je suis donc allé vivre là-bas…

LE MIRADOLE.- Vous vous êtes mariés alors ?

MICKEY.- Oui, et j'ai eu comme témoin de mariage un type qui s'appelait Boris Souvarine, lequel était chroniqueur au Figaro, devenu anti-marxiste et anti-communiste convaincu. (NDLR  : le cas Souvarine est en fait un peu plus compliqué que cela…)

LE MIRADOLE.- Pour qu'on te suive bien sur un plan chronologique, il faut préciser que tu t'es marié avant ton séjour à Villers-le-Lac.

MICKEY.- Oui. Sur ces entrefaites, je fais donc une tuberculose pulmonaire. Je vais à Villers-le-Lac et Nathalie reste à Paris. Elle est venue me voir une fois à Villers-le-Lac, avec Pierre d'ailleurs. En fait, elle était très déçue que je n’aie pas la fortune qu'elle imaginait. De sorte qu'elle s'est trouvée les mains libres pour trouver d'autres prétendants...

LE MIRADOLE.- Elle était bien imprudente...

MICKEY.- A partir du moment où j'étais loin, elle avait commencé à trouver des... amis et m'a fait savoir par Pierre que c'était fini entre nous. Elle ne s'est pas cachée. Pierre était une espèce d'intermédiaire. Il a toujours été franc et clair avec moi et m'a expliqué que... bon... enfin… on allait arranger tout cela, simplement… et on a divorcé.

LE MIRADOLE.- De toutes façons, fin de cette histoire. Mais tout de même, tu sembles baigné dans un milieu franchement hostile au régime soviétique. Comment le ressens-tu ?

MICKEY.- A cette époque-là, je lisais le Figaro ! Je n'avais pas encore de connaissance du marxisme, sauf les détails que j'ai donnés. Je n'avais aucune formation. Je m'étais intéressé momentanément à la politique à cause de ce professeur de Condorcet que j'admirais beaucoup et qui m'avait fait comprendre l'intérêt des sciences politiques. J'étais vraiment intéressé par ça et ça me parlait beaucoup, mais je n'étais pas du tout dans une direction marxisante.

LE MIRADOLE.- Si on reprend notre chronologie, après ton séjour de trois ans dans le Jura, tu rentres à Paris finir tes études de cardiologie, j'imagine ?

MICKEY.- ça restait le schéma classique.

LE MIRADOLE.- Dans les vieux bâtiments ?

MICKEY.- Oui, c'est ça. J'ai été dans différents services de cardiologie mais je n'étais pas encore inscrit en spécialité. Ça s'est passé après, au moment où l’un de mes maîtres m’a suggéré de continuer mes études en Amérique auprès d’un médecin mexicain très fameux, le professeur Chavez, qui dirigeait un institut de cardiologie nouvellement ouvert à Mexico. Il le connaissait, avait très confiance en lui et m'a remis une lettre de recommandation. J'ai donc fait une demande officielle pour aller étudier là-bas, sans la moindre espérance que ça marche.

LE MIRADOLE.- C'était un risque de disparaître de la scène française...

MICKEY.- Oui, c'était un risque à prendre mais ce risque, je le prenais parce que j'avais toujours souhaité faire des études aux Etats-Unis. J'avais pensé New-York au départ, mais Mexico, ce n'était pas loin… C'était une alternative que j'acceptais. Contre toute attente, j’ai reçu une réponse favorable, mais il me fallait obtenir une bourse que j’ai obtenue avec l’aide de mon maitre. J'avais le voyage payé mais comme l'avion n’était pas courant à ce moment-là, j'ai pris le bateau. Le navire s'appelait l'« Île de France  » qui remplaçait le «  Normandie  » (NDLR  : c'était sa dernière traversée transatlantique en novembre 1958). J'ai été admis à une place d'étudiant sur l'«  Île de France  » et j'ai fait le trajet de cinq jours Le Havre-New York. Ensuite j'ai pris l'avion, pour la première fois, un quadri-moteurs Constellation, l'avion à la mode, avec lequel j'ai fait New York-Mexico.

L E MIRADOLE.- Tu te souviens de l'arrivée en bateau à New-York ?

MICKEY.- Ça m'a beaucoup impressionné. Tout ce quartier de gratte-ciel, ça m'a beaucoup étonné. Je ne m'attendais pas du tout à ça. Je n'ai pas vraiment visité. Je suis allé voir quelques musées mais je ne suis pas resté longtemps. Je suis monté en haut de l'Empire State (NDLR : building, le plus haut gratte-ciel de New-York à l'époque).

LE MIRADOLE.- Et tu avais de la famille là-bas ?

MICKEY.- Oui, la famille de mon père, ils étaient tous à New-York. On s'est retrouvés, ils m'ont invité à dîner mais je ne suis pas resté longtemps.

LE MIRADOLE.- Et donc direction Mexico...

MICKEY.- Je suis arrivé à Mexico un soir. Je me souviens de mon arrivée à l'hôpital. C’était un hôpital tout à fait moderne, ultramoderne.

LE MIRADOLE.- Ce n'est pas l'idée qu'on se fait du Mexique de l'époque !

MICKEY.- C'était la fondation Rockfeller qui avait suggéré et aidé à la construction d’un hôpital de pointe, spécialisé en cardiologie. Le professeur Chavez était un cardiologue issu d'un des grands hôpitaux traditionnels de Mexico. Il avait donc quitté l'hôpital pour devenir directeur de l’institut de cardiologie, à deux pas du vieil hôpital mexicain.

LE MIRADOLE.- Il y avait donc deux systèmes : public et privé ?

MICKEY.- Oui, c'était une institution privée. Il y avait quatre étages. Les hommes en bas, au deuxième étage les femmes, au troisième étage les enfants et il y avait un étage supérieur qui s'appelait l'étage des «  pensionnistes  », ce qui voulait dire les malades privés qui payaient très cher  : c'était une clinique privée. C'étaient des gens riches qui étaient hospitalisés là et qui payaient plein pot alors que les autres payaient peu ou pas.

LE MIRADOLE.- Est-ce qu'on pourrait revenir sur la comparaison de la situation de l'hôpital en France et au Mexique ?

MICKEY.- Oui, les hôpitaux français à l'époque, les hôpitaux parisiens en tous cas, avaient une vocation  : les gens les plus pauvres allaient à l'hôpital public, dans des salles communes. Les gens qui avaient un peu d'argent allaient dans les cliniques privées.  Les grands hôpitaux commençaient seulement à avoir des salles compartimentées en quelques boxes aux extrémités et parfois un certain nombre de chambres séparées.

LE MIRADOLE.- On est encore dans les années 50 et la grande modernisation de l'hôpital public n'a pas encore eu lieu.

MICKEY.- Non, c'était encore de grandes salles communes, avec une cinquantaine de lits les uns à côté des autres. Comme il n'y avait pas suffisamment de places, il y avait même des brancards au milieu. Il y avait beaucoup plus de monde que ce que l'hôpital pouvait contenir de sorte qu'il y avait des patients en surplus qu'on logeait comme on pouvait. Mais les hôpitaux étaient censés recevoir tous les patients sans distinction de spécialité, de sorte qu'un hôpital ne pouvait pas dire  : je ne fais que de la cardiologie. Un hôpital se devait de recevoir tous les patients qui arrivaient et on les plaçait là où on pouvait. On ne pouvait pas mettre vingt patients en cardiologie  : on mettait trois patients par ci, trois patients par là. Mais tout spécialiste demeurait tenu de s'occuper fondamentalement des patients en médecine générale. Il n'y avait pas de spécialité reconnue. C'est venu progressivement. On apprenait au lit du patient avec le patron, le professeur. A l'époque, c'étaient de véritables tyrans, des grands maîtres ! Il n'était pas question de discuter leur autorité. Ils avaient un droit de regard total. C'était véritablement des souverains. Dans une grande salle d'hôpital classique, il y avait deux souverains  : le patron, c'était le médecin-chef, et l'infirmière en chef était la «  patronne  ». Le médecin passait tous les jours  en revue tous les patients de la salle. La visite se faisait au lit du patient. Il y avait autour de lui le médecin et puis une cour, 20, parfois 30 étudiants agglutinés autour de lui, Français, et étrangers.

LE MIRADOLE.- Et au Mexique, tu retrouves la même ambiance ?

MICKEY.- Pas du tout. Rien à voir. Au Mexique, j'arrive, je ne connais pas un mot d'espagnol. J'arrive le soir. On me dit  : vous parlez espagnol  ? Non. Bon, on va vous trouver quelqu'un qui parle français. Alors ils vont chercher un interne qui arrive dans l'entrée où j'étais tout seul avec ma valise. Il me dit  : vous êtes... ? (vrai nom de Mickey Mouse). Je dis oui. Il me dit  : je me présente, Richard Wagner. Alors je pense : il se fout de ma gueule… Il me regarde et me dit  : excusez-moi, mais c'est vraiment mon nom. Je suis belge et je m'appelle Richard Wagner… Alors on s'est mis à rigoler et puis il m'a expliqué comment ça allait se passer. Finalement, après toutes sortes de tribulations, parce qu'il n'y avait pas de chambre libre, on m’a mis à l'hôtel à proximité, puis on m'a trouvé une chambre à l'internat où je suis devenu officiellement interne.

LE MIRADOLE.- Et le Ministère qui t'envoyait ne s'est pas préoccupé de savoir si tu parlais un peu espagnol ?

MICKEY.- Pas du tout. J'avais pris des cours pendant quelques mois à Berlitz à Paris, mais je ne pouvais pas me débrouiller du tout. J'ai appris l'espagnol avec un Basque qui était interne à Mexico, un Basque très chauvin qui disait « Bilbao, capital del mundo » !

LE MIRADOLE.- Et au niveau de la hiérarchie ?

MICKEY.- Il y avait nous autres, les internes, qui avions des tâches très précises. On devait faire les observations des patients, tenir à jour les dossiers et donner les traitements. Au-dessus de nous, il y avait les maîtres des différents services, un pour les patients hommes, un autre pour les patientes et un troisième qui s'occupait de pédiatrie. En haut, à l'étage des patients privés, tous les praticiens pouvaient exercer. D’autres médecins étaient des professeurs qui enseignaient conjointement à l'université et à l'hôpital. C'était nos maîtres.

LE MIRADOLE.- Aussi tyranniques qu'en France ?  

MICKEY.- Oui, assez tyranniques aussi ! L'ambiance était très francophile. Le directeur Chavez parlait très bien le français, il avait travaillé avec des cardiologues français, il était très porté sur la France, de sorte qu'il nous avait en amitié. Les professeurs auxquels nous avions affaire étaient en général sympathiques, moins tyranniques que les médecins français tout de même. J'ai eu de très bons contacts avec eux.

LE MIRADOLE.- Et si on en vient à la technique ?

MICKEY.- C'était de la cardiologie de pointe. On avait des appareils de toute première generation. Dans le même bâtiment que l’hôpital, mais de l'autre côté de la cour, il y avait un service de physiologie, c'est à dire un service de recherche, annexé à l'hôpital. Des chercheurs travaillaient là, des gens de laboratoire qui faisaient de la physiologie cardiaque, de haut niveau.

LE MIRADOLE.- On est là dans un hôpital de pointe, mais as-tu eu l'occasion de visiter d'autres hôpitaux plus ordinaires ?  

MICKEY.- Cet hôpital de cardiologie était spécial, il n'y en avait pas 36 comme ça. Il y en avait un autre fondé aussi par Rockfeller qui était un institut de nutrition où on traitait les maladies nutritionnelles et endocriniennes. Mais il n'y avait que deux institutions de ce genre qui étaient privés. A Mexico, les autres étaient des hôpitaux publics, pauvres et de mauvaise qualité en général.

LE MIRADOLE.- Pour quelle raison Rockfeller avait-il décidé d'implanter de tels hôpitaux  ?

MICKEY.- Je crois qu'il y avait un côté politique. Les Américains tenaient à consolider leur influence à côté de chez eux.

LE MIRADOLE.- Est-ce que ce n'était pas une sorte d'hôpital américain comme celui de Paris destiné à soigner les dignitaires du régime par exemple ?

MICKEY.- il y avait de ça. Chavez admirait beaucoup la médecine française mais il était aussi très porté sur la médecine américaine. Les États-Unis avaient beaucoup d'influence : à part les Français qui jouissaient encore d’un certain prestige, les grands maîtres dont on parlait, étaient des Américains et les étudiants mexicains allaient suivre leur spécialité aux Etats-Unis et non plus en France comme précédemment

LE MIRADOLE.- Mais à l'hôpital, tu vas côtoyer la misère... ?

MICKEY.- oh oui ! Aux urgences, une misère pareille, même à Paris, je n'avais pas vu ça ! Il y avait beaucoup d'enfants qui arrivaient en état de mort apparente.

LE MIRADOLE.- Et pour finir, tu peux nous parler un peu du régime politique au Mexique en cette fin des années 50 ?

MICKEY.- La dictature et la corruption ! Ce n'était pas brillant ! Peut-être pas une vraie dictature mais en tous cas des gens très corrompus.

LE MIRADOLE.- Corrompus ?

MICKEY.- Je dis corrompus parce que c'était des puissances d'argent qui gouvernaient. Des gens très riches qui possédaient l'industrie et tous les moyens de production… on achetait tout, y compris les gens … et l’exemple donné par les classes dirigeantes faisait tache d’huile à tous les niveaux de la société…

LE MIRADOLE.- Il y avait déjà du pétrole au Mexique ?

MICKEY.- Le pétrole était déjà nationalisé. Mon maître Cabrera, celui qui m'a initié au marxisme, était le fils du ministre des finances de l'époque. Il était d'une famille riche, très conservatrice et très catholique. C'est contre cette ambiance sociale quIl s’est rebellé et converti au marxisme. A cette époque-là, j'ai commencé à m'initier à la littérature psychologique, psychiatrique et politique en lisant Erich Fromm issu l’École de Francfort qui avait enseigné à Mexico.

LE MIRADOLE.- Comment est-ce que tu te procurais des livres en français au Mexique ?

MICKEY.- J'avais commencé à lire Fromm à Paris. J'avais transporté mes livres mais surtout, je m’étais mis à lire en espagnol, car on ne trouvait pas facilement de littérature en français

LE MIRADOLE.- Écoute, Mickey, cela fait déjà beaucoup d'informations. Je vais me renseigner sur Fromm et on se retrouve pour la suite de tes aventures en Amérique latine.




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