I.A. et philo : peut mieux faire !
C’était une soirée très attendue dans le Landerneau intello-dolois : une intelligence artificielle rencontrait les intelligences bien réelles des penseurs d’Étoffe de Philosophe sur leur propre terrain mais pas tout à fait à domicile puisque la MJC s’était offert la salle Edgar Faure ce vendredi 24 janvier. Tout d’abord un petit coup de chapeau à Pierre-Olivier Laulanné (c’est pas si souvent de notre part), le directeur de la MJC, qui vêtu d’un maillot d’arbitre a animé la soirée en compagnie de Jérôme Rebillard qui, avec sa blouse bleue de technicien et son front de fort en maths, a permis à « ChatGPT-O1 », le dernier sorti de chez d’Open AI, de montrer ce qu’il savait faire.
Nos trois intellos de service étaient Anthony Monot, Mathéïs Nelle et Stéphane Haslé, trois styles, deux générations et un même intérêt pour la pensée spinozienne chère à Frédéric Lordon. La MJC avait présenté la soirée comme un match d’improvisation, et, de ce fait sans doute, l’évènement avait attiré une bonne centaine d’auditeurs. Pour la conf’ sur la fête un mois plus tôt, on n’était même pas trente pélerins. Bon, c’était tout de même pas l’ambiance survoltée d’un conseil municipal, animé par JB Gagnoux, mais on ne s’est pas ennuyé.
Les organisateurs avaient établi un protocole. Une première question de Stéphane Haslé avait été préalablement soumise à tous les participants : Faut-il penser l’humanité d’abord comme une espèce animale parmi d’autres ou lui reconnaitre une identité particulière ? Le « prompt » soumis à l’IA spécifiait qu’elle devait adopter deux niveaux de complexité : celle d’un prof de lycée et celle d’un prof d’université. La réponse écrite de Stéphane Haslé avait également été soumise à la critique de Chat GPT en vue d’une critique.
Chaque philosophe y est donc allé de son argumentaire et de ces auteurs favoris, chaque intervention étant limitée à 10 minutes. Je ne vais pas résumer la pensée de chacun, ce n’est pas l’objet de ce papier. Si dans un premier temps, l’IA a pu faire illusion (j’ai un temps été bluffé) notamment grâce à la vélocité de sa réponse (moins de 20 secondes), la qualité de sa syntaxe et de la synthèse vocale (même si honnêtement j’ai cru entendre la voix d’Ursula von der Leyen), la richesse de son vocabulaire, la diversité de ses références, et sa capacité à s’adapter à son public, Stéphane Haslé en a ensuite montré les limites en pointant la propension au « en même temps » de ChatGPT et ceux qui le lisent régulièrement dans ces colonnes savent à quel point Stéphane fustige cette ambiguïté vaseuse chère à des brouilleurs de pistes comme Macron : entre continuité et rupture, notre philosophe a pointé le fait que la machine semble incapable de trancher. On a même l’impression qu’elle cherche à ne fâcher personne, à ne pas créer de polémique. Mais il faudrait peut-être lui demander de la soulever pour voir. Stéphane a bien souligné que, malgré les avancées des études éthologiques auxquelles faisait référence ChatGPT (il y avait "animal" dans l’énoncé), le « pas à franchir pour relier animalité et humanité reste abyssal ». L’animal demeure à la place que lui assigne la nature quand l’humain définit lui-même son identité. On plussoie mais une fois encore, ce n’est pas le propos du jour.
En guise d’entracte, Jérôme Rebillard nous a filé le vertige avec des chiffres tirés du sac sur la puissance de calcul de l’IA mais également à propos de l’énergie colossale qu’elle engloutit. Moins on pense moins, plus on consomme, c’est bien connu.
La deuxième question de la soirée a, quant elle, été choisie au hasard parmi un panel d’autres : « Spinoza et le Bataclan ? » Euh… Joker ! Il a fallu mettre ChatGPT sur les rails pour lui éviter de mouliner inutilement. D’ailleurs, à titre personnel, quand tu t’es levé à 5h30, que tu as fait tes six heures de cours et six ou sept autres broutilles dans ta journée et qu’à 20h00, on te tire du chapeau « Spinoza et le Bataclan ? », tu as un petit passage à vide. On a donc aiguillé ChatGPT vers l’idée du fanatisme religieux et il nous a pondu toujours en moins de 20 secondes un laïus pas dépourvu de sens mais pas non plus transcendant. Il faut dire que l’immanence divine chez Spino, ça ne m’inspire pas trop non plus.
Et puis comme l’a fait remarquer Anthony Monot, la machine galère à poser toute seule une véritable problématique à l’instar des élèves les moins doués en philosophie. Fraichement nommé à Vesoul, le jeune prof de philo qui doit toujours faire parvenir à Libres Commères un résumé de son mémoire sur le travail a d’ailleurs reconnu qu’il utilisait une version payante de ChatGPT pour préparer ses cours : à force de pratiquer l’outil, on finit par savoir de quoi il est capable. L’affinage des questions aboutit à la réponse désirée. C’est le secret de la maïeutique socratique 4.0 en somme. Stéphane Haslé a d’ailleurs conclu en faisant remarquer que « plus les questions sont précises, plus ChatGPT répondra bien, et elles sont tellement précises à la fin qu’on a la réponse dans la question ». Conclusion : « Tu as plus vite fait de bosser tes cours, Anthony ! »
Le passage le plus fandard de la soirée aura été l’échange verbal en direct entre Stéphane et ChatGPT qui avait pris pour l’occasion une voix plus jeune et plus féminine. La conversation a tourné autour de la critique de leur réaction respective à propos du deuxième sujet. Stéphane prend le temps de penser ce qu’il dit quand l’I.A. prend le moindre silence pour une invitation à répondre. Le ton est monté d’un cran pour la plus grande joie du public et en bon cabotin, Stéphane a fait le show.
ChatGPT n’a donc pas démérité mais la philo, ce n’est pas son truc. La machine est un puits de science pour ce qui est des données et des références mais elle reste encore un peu faiblarde au niveau des raisonnements. Certes, comme moi, elle produit du texte au kilomètre d’une manière impressionnante sur un plan quantitatif mais contrairement à moi, elle ne sait pas encore être incisive. Et BAM ! dans ton interface !
Christophe Martin.

À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.