La bellocratie
Tous les médias annoncent un nouveau monde, tellement nouveau qu’il exigerait un inédit paradigme pour être pensé, tant le bouleversement serait radical dans l’ordre (ou le désordre) géopolitique mondial. Louis n’y croit pas du tout. Pourquoi, si tel était le cas, ne cesse-t-on, contradictoirement, de nous parler de l’imbrication de tous les États sur le plan économique, de la profondeur de l’histoire dans les relations internationales, de l’identité immémoriale des peuples, etc. ? Non, si quelque chose change, c’est le discours qui est tenu sur la réalité du temps. Ce qui était caché, masqué, dissimulé, se dit désormais en pleine lumière.
Une des conséquences de cette opération est l’explosion, devant nos yeux ébahis, du concept de droit international. Il explose comme explosent les bombes israéliennes et américaines sur l’Iran, les bombes russes sur l’Ukraine et bien sûr, les missiles de Tsahal sur les enfants de Gaza. Le droit international était censé organiser, selon des règles justes, les relations entre les États du monde humain. Le but premier était d’éviter les conflits armés et, secondairement, de permettre la mise en place de rapports raisonnables entre les nations. Ce droit se présentait officiellement au service de la paix et de la démocratie. Son but réel, non écrit, était de permettre au capitalisme de prospérer sans les incertitudes de la guerre et sans les conséquences négatives qu’elle entraîne pour le commerce mondial des marchandises.
Ce qui change, devant nous, c’est que le capitalisme comprend qu’il peut très bien fonctionner, non seulement pendant la guerre, mais même par la guerre, avec la guerre, grâce à la guerre. Inutile de s’embarrasser de négociations, de rencontres entre pays, de discussions diplomatiques : si les rapports sont grippés, envoyons les bombardiers et écrasons les empêcheurs de commercer en rond. Louis propose de nommer ce mode d’action la bellocratie, du latin bellum, la guerre, et du grec kratos, le pouvoir. Vous penserez que ce n’est pas nouveau, que, jamais, nulle part, les États n’ont renoncé à leur puissance militaire d’intervention quand leurs intérêts l’exigeaient (notons, au passage, que les intérêts n’exigent rien, ce sont ceux qui ont des intérêts qui exigent le recours à la force des armées). Évidemment. Ce qui est nouveau, c’est l’affichage public assumé de cette position. Trump, Netanyahu, Poutine, revendiquent ce recours à la guerre comme l’expression naturelle de leur puissance et de leur droit.
La bellocratie s’étend rapidement. L’Europe attend des États-membres qu’ils portent à 5% de leur PIB le budget de la défense, comme le leur a ordonné Trump. Cette option n’est pas remise en question, tous s’y engagent comme un seul homme ! La bellocratie a sa logique, ses hérauts, ses champions. Son objectif est de supplanter la démocratie, le pouvoir du démos, le peuple. Rappelons que le droit, selon les principes de la République, est l’outil employé pour donner forme politique à la souveraineté du peuple. Même si le peuple est rarement sollicité directement, il est le fondement et la fin de l’ordre politique d’un État démocratique. Qu’en est-il pour le droit dit international ? Quel en est le fondement ? Ce ne peut être le peuple, il n’y a pas de peuple international, il n’y a pas de citoyenneté mondiale. Le droit international est un nom passe-partout exprimant les rapports de force dans le domaine des relations inter-étatiques, elles-mêmes vouées à l’expansion illimitée du capitalisme. Quand Macron défend une position moins belliciste que celle de Trump, par exemple, quand il dit ne pas comprendre que les États de l’Otan puissent se faire entre eux une guerre économique, il ne défend pas autre chose que le président américain, la continuation du capitalisme comme socle inébranlable des échanges internationaux. Ils divergent simplement sur les moyens, pas sur la fin. Avant l’implosion du droit international, Macron pouvait penser que sa voix comptait autant que celle de Trump - ce qui était bien sûr faux, mais il pouvait faire comme si -, dans la bellocratie d’aujourd’hui, les masques sont tombés et il est réduit à faire de la figuration. Dans tous les cas, les relations internationales demeurent le lieu où la souveraineté populaire est inexistante, elle est ignorée, voire inconnue, des dirigeants politiques, sur les plans théorique et pratique L’hypothèse de Louis est la suivante : en polarisant l’attention sur les relations guerrières entre les États, on accentue l’idée d’une impuissance totale des populations sur les enjeux politiques, c’est-à-dire sur leur avenir, les condamnant à la résignation et à la dépendance à l’égard de dirigeants qui paraissent, seuls, disposer de moyens pour que leurs décisions produisent des effets dans le monde.
Kant, en 1795, publia un ouvrage intitulé : Vers la paix perpétuelle, dans lequel il essayait de définir les conditions d’une paix réelle entre les États. L’actualité de 2025 nous interdit de donner le moindre crédit à la théorie de Kant. Néanmoins, il proposait, parmi d’autres, une mesure qui permet de mesurer la distance qui nous sépare de son utopie et qui, en même temps, donne une des clefs de la situation actuelle. Il proposait que les États, au moment d’entrer en guerre, interrogent les peuples et leur demandent, par un vote ou par quelque autre biais, de dire s’ils seraient d’accord avec l’entrée en guerre. Le philosophe pensait que les peuples, conscients des dangers de la guerre, tant au plan économique qu’au niveau des pertes humaines potentielles, la plupart du temps, refuseraient de déclencher les conflits. Ainsi pourrait-on commencer par demander aux peuples s’ils sont d’accord pour voir le budget de la défense porté à 5% du PIB.
La bellocratie est aux antipodes de ce projet kantien. Les peuples sont expulsés du champ politique, sauf au moment des élections, du moins dans les démocraties, élections elles-mêmes devenues l’objet de manipulations multiples, les leaders du monde n’ayant d’autre objectif que de maintenir la statu quo économique, au service du capitalisme triomphant, le plus brutal qui soit depuis bien longtemps pour la majorité des populations.

À propos de l'auteur(e) :
Stéphane Haslé
Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.