Faut-il inviter Dieu dans les sciences humaines ?
Pour ceux qui n’auront pas le courage de lire jusqu’au bout, voici une petite anecdote de ma vie de prof. Dans une classe de cinquième, il y a plus d’une vingtaine d’années, sans doute pour m’embarrasser ou avoir un truc à raconter à sa famille en rentrant, une élève m’a demandé : monsieur, vous croyez en Dieu ? J’ai répondu : Non mais j’aimerais bien.
J’ai eu la chance, mais aussi l’honneur, d’étudier avec Jean Gagnepain, professeur de linguistique et d'épistémologie des Sciences Humaines à l’Université de Haute Bretagne et père de la théorie de la médiation, un modèle anthropologique d’une rationalité éclatée. Je vous la fais simple : là où la tradition humaniste ne voyait qu’une raison (le trop fameux je pense donc je suis de Descartes), Jean Gagnepain pose… non pas une, pas deux, pas trois mais quatre manières d’être humain : le dire, le faire, l’être et le vouloir. Autrement dit la pensée, la technique, l’histoire et le droit, ou si vous préférez le langage, l’outil, la société et la liberté. Pourquoi seulement quatre rationalités me direz-vous? Parce qu’à l’heure actuelle et dans l’état de nos connaissances en sciences humaines, ces quatre objets d’étude bien distincts permettent de rendre compte aussi richement et précisément que possible de ce qu’on a coutume d’appeler la nature humaine et que Gagnepain désigne sous le terme de culture.
J’invite ceux que la chose titillerait à aller faire un tour sur L’Anthropologie pour les Quiches, un site non dénué d’humour et de dérision mais néanmoins reconnu par la très sérieuse école de la théorie de la médiation (allez voir sur Wikipédia tout en bas de la liste des liens externes officiels... et c’est pas moi qui l’ai ajouté).
Et donc sans prétention particulière mais mû par une passion qui m’a sans doute coûté mon ascension sociale, j’étudie la culture, c’est à dire les quatre manières que nous avons d’être humain. J’essaye de comprendre l’incroyable subtilité des combinaisons que révèle la déconstruction qu’en fait la théorie de la médiation : le modèle dénombre potentiellement 64 facultés en raffinant un peu.
Peut-être parce que je suis redevable à cette théorie de m’aider à vivre, j’essaye à ma petite échelle de rendre accessible à un maximum d’internautes l’infinie complexité de ce que je crois avoir appris du fonctionnement de la culture, un ensemble que personnellement je trouve d’une merveilleuse harmonie, de processus à la fois dialectiques et structuraux, et par conséquent paradoxaux, pour lesquels l’innocent moyen ne se pose même pas la question de savoir comment ça marche tellement tout cela se passe la plupart du temps à son insu.
Mieux, j’essaye, à la suite de Jean Gagnepain et d’un groupe de chercheurs à qui je dois tout autant, de saisir comment ça ne marche pas à tous les coups, de quelle manière cet incroyable équilibre que représente un humain dit « normal » dysfonctionne et compense, chez l’aphasique, l’atechnique, le paraphrène ou le psychopathe (pour ne citer que quelques pathologies).
Ajoutons que tous ces comportements d’une variété phénoménale émergent d’influx nerveux à travers les milliards de cellules d’un morceau de chair rosâtre d’à peine 1,5 kilo, incroyablement fragile et perfectionné qu’on appelle communément le cerveau.
En dehors de l’improbable fusion entre entre deux gamètes au coeur d’une nature d’une organisation aussi inouïe que précise, nous assistons chez la grande majorité des humains à quatre autres petits miracles (un miracle étant un fait sans cause scientifiquement formulée). Le premier lorsque nous accédons au langage, cette merveille de subtilité même pour le plus crétin d’entre nous, sans oublier que cette opération d’acculturation qui ne peut logiquement pas advenir progressivement par stade mais doit se faire tout de go s’accomplit trois fois encore au cours de la vie pour l’accès à l’industrie (efficacité et loisir), à la morale (abstinence et liberté) et à la société (appartenance et devoir), à différents âges de la vie.
Pour résumer, nous avons d’un côté la culture que vous pouvez appeler l’Esprit si ça vous chante. De l’autre, 1500 grammes de viande fine (un beau rôti) qui ressemblent à un petit chou-fleur. Quand j’essaie de connecter l’un à l’autre, je suis pris d’un grand vertige et croyez-moi, ça m’arrive très régulièrement. On s’émerveille devant le cosmos, je m’extasie devant l’encéphale.
Et je me dis qu’il n’est pas moins absurde et irrationnel de se persuader que tout cela advient carrément par hasard et sans raison particulière que de croire qu’une volonté omnisciente, autocréatrice, omnipotente et éternelle, est derrière tout ça. Sur cette question, le matérialisme athée est donc tout aussi risqué que la foi mystique. Personnellement, je me garde bien de trancher et je me retranche derrière une joyeuse pataphysique.
Gagnepain était chrétien, de tradition catholique même. Il ne brandissait pas sa religion comme une bannière mais ne s’en cachait nullement et surtout, il proposait, tout comme Jacques Ellul, une réflexion intéressante sur Dieu. Voltaire disait que si Dieu avait créé l’homme à son image, ce dernier le Lui avait bien rendu. Gagnepain confirme, quatre fois plutôt qu’une: « Loin de se nier, l'homme s'achève dans une conversion transcendantale qui fait à Dieu l'hommage de ses propres dons. » C’est à dire que le dieu du chrétien Jean Gagnepain est Verbe parce que nous parlons, créateur parce que nous fabriquons, absolu parce que nous nous posons arbitrairement et de manière autonome sans rien demander à personne (je suis parce que je suis, en somme) et saint parce que nous sommes capables de faire taire notre libido pour accéder à la liberté.
Gagnepain expose tout cela dans un article costaud au tire latin Credo quia absurdum abnego (je crois parce que je refuse l’absurde) : « Je crois parce que je nie l'absurde, écrit-il, autrement dit, parce que je suis rationaliste au point de refuser l'absurdité du monde du seul fait que ma rationalité le pose. L'opération de conversion peut n'être pas posée, mais si elle est faite elle ne peut pas être en contradiction avec la rationalité puisqu'elle dépend de l'aptitude rationnelle dont l'homme dispose. »
Il n’y a donc aucun prosélytisme chez Gagnepain puisqu’il envisage tout à fait qu’on ne soit pas croyant. Mais sa foi à lui repose sur l’impossibilité de ne pas concevoir un être au monde pareillement doté pour appréhender l’absolu sans une étincelle divine, image inversée et magnifique (au sens fort du terme) de cet humain à quatre dimensions. Ce pari n’est ni plus ni moins contradictoire avec l’humanité qu’il construit dans le modèle de la médiation que l’option matérialiste qu’il envisage également. De mon point de vue, les deux choix sont aussi irrationnels l'un que l'autre, mais pas plus que de ne pas le faire comme c'est mon cas.
En suivant ses cours dans les années 1980 à Rennes, la question du divin ne me taraudait guère et aujourd’hui encore, je supporte assez bien l’absurdité de l’existence humaine, son absence de finalité, cette espèce de grand point d’interrogation qu’est en fin de compte la présence de l’homme dans l’univers. J’essaie simplement d’injecter du sens dans ce grand n’importe quoi (qui s’éteindra peut-être bientôt à cause du capitalisme assassin) mais comme je pense que cette tentative de mise en ordre vient de moi et non d’un quelconque au-delà, je n’en fais pas une vérité universelle et je n’ai envie d’emmerder personne avec ça : je suis donc profondément laïc.
Reste tout le falbala des religions, chefs d’oeuvre d’invention spéculative et folklorique, aux confins du mythe et de la magie, du rite et de la psychose collective. Laissons donc les cloches à Pâques, les soufis sans lendemain, les animistes à leur totem et les rabbins à leurs chapeaux, et surtout gardons la spiritualité en dehors de toute activité humaine raisonnable et collective. Chacun croit à ce qu’il veut mais qu’il foute la paix au reste du monde entier avec son démiurge intérieur.
Devant l’extrême fragilité de tout cet édifice (avec ou sans architecte) qu’un simple AVC, un tir de LBD ou tout autre pet au casque peut rompre à tout moment, j’aurais aimé comme Gagnepain pouvoir rendre hommage à un créateur et prier. Mais sans doute parce que j’ai fait de l’absurde l’esthétique de mon existence, je ne peux tout simplement pas.
L'essentiel de l’oeuvre de Jean Gagnepain est téléchargeable gratuitement et notamment ce texte que je citais. Attention tout de même, c’est du lourd. Pas féru de théologie s’abstenir.
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
Retrouvez tous les articles de Christophe Martin