Mode sombre

Dans La Lutte des Classes en France au XXIème siècle, Emmanuel Todd dresse un nouveau tableau de la stratification sociale. Les classes populaires (30%) qui comprennent les ouvriers et les employés non-qualifiés représentent ce que Marx appelait le prolétariat. La majorité atomisée (50%) regroupe les commerçants, les artisans, les petits entrepreneurs, les techniciens, les infirmières : ils forment une micro-bourgeoisie qui se distingue de la petite bourgeoisie CPIS pour cadres et professions intellectuelles  supérieures (19%), les pseudo-dominants toujours selon Todd. Le haut du panier ne représente plus qu’un 1%. Et encore, le chercheur scinde cette frange supérieure en deux: 0,9% forme la grande bourgeoisie (grands métiers de la banque, du privé, de l’industrie, et les professions libérales très lucratives). Reste la grande trouvaille de Todd, l’aristocratie stato-financière (0,1%) où les défroqués de la haute-administration fricotent avec les héritiers des grandes fortunes historiques.

Todd est anthropologue et statisticien. Il a beaucoup travaillé sur les structures familiales et leurs influences sur les comportements sociaux régionaux et nationaux. Ses méthodes sont aussi rigoureuses que possible mais il ne cache pas le caractère arbitraire des frontières qu’il pose. Il est d’ailleurs le premier à émettre des réserves sur la partition qu’il propose mais il la juge conjoncturellement pratique pour évaluer l’évolution récente de la société française. Il n’exclut donc pas qu’on puisse en préférer d’autres. D’ailleurs, les groupes sociaux ne sont ni statiques ni hermétiques : ils se fédèrent sur des critères et des intérêts qui varient et contre des adversaires qu’ils se désignent. C’est d’ailleurs là un enjeu aussi actuel que crucial.

Aucune division sociale n’est par conséquent définitive. Sous l’Ancien Régime, la noblesse et le clergé étaient des classes hétérogènes dont les intérêts convergeaient pourtant et s’opposaient à ceux du Tiers-État, la classe laborieuse qui les faisait vivre par l’impôt. Mais le courant richériste dans le bas-clergé était plus démocrate qu’une bonne partie de la bourgeoisie qui s’achetait des charges anoblissantes dès qu’elle en avait l’occasion.

En ce début de XXIème siècle, la perte de la souveraineté nationale mène la France vers une prolétarisation générale de notre société. Plus les technocrates de l’UE, les européistes lobotomisés et la monnaie unique décident, moins les Français sont autonomes et la plupart d’entre eux vont s’appauvrir. Todd n’y va pas par quatre chemins et son franc-parler tranche sur la prudence d’un Piketty, bon enquêteur certes mais un peu couille-molle dans la prospective.

Todd est volontiers railleur et on l’adore pour sa faculté à se foutre de la gueule du « grand » monde. On n’est pas d’accord sur tout mais on partage ce goût pour l’humour corrosif contre les puissants, pas si puissants que ça au demeurant. Je ne résiste pas au plaisir de citer l’une de ces gracieuses méchancetés envers Bernard Arnault dont la fortune dépend du luxe et donc de ses riches clients : « Le plus riche des français n’aurait sans doute été pour Marx qu’un larbin planétaire. »

Pour Todd, l’immense majorité des Français sont des déclassés effectifs ou en puissance. Mais la plupart l’ignore encore. Sauf les Gilets Jaunes : nous, on l’a compris et on a réagi. Todd nous fait d’ailleurs un hommage appuyé dans son bouquin, sans toutefois omettre de noter les limites d’un mouvement qui refuse de se structurer. Mais c’est un autre débat.

Ce qui compte, c’est que les Gilets jaunes ont fait renaitre une conscience nationale et des aspirations égalitaires. Avec le RIC, ils manifestent aussi une volonté de reprendre leur destin en main. D’où la méfiance généralisée des institutions inopérantes de la contestation réformatrice. Dans le paysage politique amorphe du quinquennat Hollande, les problèmes sociétaux divisaient inutilement les envies de changement. On s’affronte sur des questions pas bénignes certes mais qui font diversion. En 2015, l’esprit Charlie va illusoirement galvaniser la fausse conscience française sans voir que l’Islamisme n’est pas le vrai problème. Les Lumières libérales contre l’obscurantisme religieux, c’est du pipeau électoral. Ce même aveuglement idéologique (les Lumières libérales contre cette fois l’obscurantisme fascisant) va mener Macron à l’Élysée et sidérer la France durant près d’un an et demi. 

Fin 2018, les Gilets Jaunes ont relancé la lutte des classes. Face au benallo-macronisme autoritaire et au RN collabo, des oubliés de la France périphérique vont se faire entendre. Des Français vont se retrouver aux divers sens du terme et se trouver des adversaires communs : les 1% au pouvoir (les pseudo-élites et leurs larbins) mais aussi la fausse conscience des mougeons (NDLR : moutons + pigeons). Là, ce n’est plus Todd qui s’exprime car je reprend une chimère que mon collègue Gilet jaune Michel Passarelli aime bien agiter. 

La bourgeoisie CPIS méprise les Gilets Jaunes et se dépêche de reprendre à son compte toutes les accusations possibles : racistes, antisémites, sexistes, populistes, on a eu le droit à tout. Malgré tout, les Gilets Jaunes ont bénéficié d’un soutien massif (70%) des couches populaires bien sûr mais aussi du ventre mou : franchement paumée, cette majorité atomisée n’arrive pas à se trouver une conscience de classe parce qu’elle pense que l’Euro est bon pour l’économie française et que l’Union Européenne veut son bien. Elle reste attachée à ses institutions obsolètes et se cramponne à l’idée que ses élites valent encore quelque chose. Les mougeons quoi ! Tant qu’ils n’auront pas compris que le macronisme nous livre pieds et poings liés à la domination économique allemande, à la sauvagerie du marché international et au dépeçage de notre patrimoine économique national, ils n’accèderont pas à la conscience de classe. Le ventre mou laissera la gestion de ses intérêts à une troupe politique française qui joue la comédie parce que tout ce qui compte économiquement se décide en réalité en commission européenne et dans les conseils d’administration des multinationales. La micro-bourgeoisie qui croit posséder son outil de travail et donc son autonomie se prolétarise : son destin lui échappe et d’autant plus qu’elle se croit au-dessus de ceux du dessous qu’elle méprise sournoisement. Mais les prolos qui vont parfois voir du côté FN méprisent eux-mêmes ceux qui sont encore au-dessous, les immigrés. Bref, il y a du mépris à tous les étages et en cascade, un mépris encouragé par Macron et sa clique qui donne l’exemple.

La lutte des classes, c’est le contraire du mépris parce qu’on ne peut pas mépriser quelqu’un qui vous met en colère ou qui vous fait peur. Les Gilets Jaunes ont affolé le pouvoir en décembre 2018. Celui-ci a lâché ses nervis et on connait aujourd’hui le visage « fascistoïde » d’un président rétrograde,  plutôt nul et sans imagination. Todd méprise Macron parce qu’il n’a pas peur de lui et que son humour très british le préserve d’une colère qu’il nous confie pour faire évoluer les choses, même s’il n’est pas très optimiste pour la suite.

On peut discuter du bien-fondé des pistes de sortie de crise que propose Todd. Je le pense encore trop attaché à une conception anthropologiquement libérale de l’être humain : j’aurais bien deux ou trois trucs à lui faire connaitre en sociologie. Des études à Cambridge, ça marque. Et contrairement à lui, je crois qu’on peut sortir du capitalisme. Pas demain et pas en bloc par un grand soir d’émeute mais on doit au moins en prendre la voie. Je ne partage pas non plus son idée d’un parti léniniste libéral pour structurer la contestation. Là, Todd est trop russophile à mon goût. Il faut vraiment trouver autre chose et sans les dollars des États-Unis comme il le propose.

En revanche, je suis 100% avec lui quand il écrit : « Pas de lutte des classes, sans nation » et j’applaudis à deux mains lorsqu’il conclut : « Peut-être est-ce là la vraie leçon de ce mouvement (NDLR : les Gilets Jaunes) : le début d’une reconstruction morale de notre pays. » Il y a une dignité sociale à reconquérir, une fierté nationale à redécouvrir, une morale laïque à réinventer et une bonne palanquée de profiteurs et d’ennemis du bien commun à mettre au pas.

 


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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