Mode sombre

On me reproche parfois d’être trop idéologue et de tout ramener à la politique. Laissons donc de côté la formule du « tout est politique » pour celle du « tout est idéologique ». Alors, c’est quoi la différence ?

 

Si tout est politique, toute organisation, construction, valeur et représentation humaine va pouvoir historiquement évoluer dans trois directions. La première est une célébration, le deuxième une destruction et la troisième une consolidation.

 

Prenons l’exemple d’un château-fort. Vous le célébrerez en le repeignant chaque jour d’une couleur différente, en y organisant une fête médiévale ou en l’emballant comme Christo l’aurait fait : vous le donnez à voir ou à vivre, vous le célébrez en quelque sorte. La théorie de la médiation appelle cette démarche la visée chorale : c’est l’être-ensemble qui prime, qu’il soit volontaire ou implicite. Attention toutefois à ne pas réduire le phénomène à la seule dimension chorale. Je m’explique. Un défilé militaire, s’il fête à sa manière (c’est l’esthétique de l’armée tout de même) le fait de faire corps, n’en est pas moins une démonstration de force et de virtuosité destinée à souder le peuple derrière les hommes qui protègent l’intégrité de son territoire ou qui envahissent celui des autres, c’est selon.

 

Vous détruirez le château-fort en mettant à jour ses fondations jusqu’à ce qu’il s’écroule laissant la place à un espace pour un nouvel édifice. La théorie de la médiation qualifie cette tendance de synallactique. On parle également d’épistémologie, ou plus récemment de débunkage. L'épistémologie peut se résumer à l’étude des conditions d’émergence d’une idée ou, si on préfère, des racines d’un acte politique. L’enquête est donc par essence synallactique : ce questionnement fragilise un pouvoir par la collecte d’informations sur sa cohérence et sur son bien-fondé, ses motivations et sa légitimité, son pragmatisme et son efficacité, la différence entre les retombées attendues et les conséquences réelles. L’épistémologie recontextualise la naissance d’une idée. C’est le journalisme d’investigation et la contradiction épistémique. Si le château est bien construit, le sapement de ses fondations peut faire long feu. Et si l’institution n’a rien à se reprocher, la mise en évidence de sa bonne santé tendra à la renforcer. Et je dirais même plus : l’absence de preuve à charge aura tendance à produire l’inverse de l’effet recherché.

 

Enfin, l’ajout de fortifications vous permettra au contraire de consolider votre château déjà fort, de l’adapter, comme Vauban savait le faire, au nouvel armement de l’ennemi. Pour ce qui est d’une théorie, au lieu de simplement la réciter en choeur ou de la fragiliser en cherchant le vice de forme, vous l’étayez par des exemples et des preuves, quitte à en cacher les défauts si ça ne cadre pas. L’idéologie est anallactique (c’est l’exact contraire de synallactique) : cette troisième visée politique consolide une institution, c’est à dire une position sociale établie, en expliquant par l’argument ou la persuasion le bien-fondé et la puissance d’une décision et d’une action politique. C’est la promotion (la réclame) et la publicité (la persuasion). C’est la propagande qu’elle soit bourrage de crâne lourdingue ou soft power à l’américaine. C’est l’européisme omniprésent dans les médias, l’ordolibéralisme (capitalisme à l’allemande) dogmatique qui règne à Bruxelles, la voix du marché sur BFMTV ou France Inter, les blockbusters hollywoodiens ou l’anti-populisme viscéral du bloc bobo bien-pensant français.

 

Tous les -ismes cherchent à s’étendre et à se consolider. Toute théorie est impérialiste et hégémonique, vise à coloniser l’espace théorique et cherche à prouver qu’elle a raison. Ce serait une hypocrisie de prétendre qu’on ne cherche pas à imposer une idée qu’on pense juste mais dans le même temps, une théorie doit accepter de s’exposer à la contradiction et à la réfutation, voire à l’incompréhension. Bien sûr, c’est un voeu pieu et nous ne sommes pas des anges. Cependant, il faut être ouvert, non pas au dialogue de sourds, mais au conflit argumenté. Et le débat doit rester ouvert : c’est le rôle de la politique de clairement en exposer les paramètres et de chercher à dépasser la contradiction. L’enfumage actuel consiste à faire croire qu’on va s’en sortir tous ensemble en continuant comme avant avec des riches toujours plus riches et moins nombreux et des blancs qui se repentissent pour leurs aïeux racistes, colonialistes et forcément capitalistes. 

 

L’écran de fumée des bonnes intentions écologiques et humanistes qui déferlent depuis quelques semaines est épaissi à loisir par le pouvoir et les médias, les hypermarchés et les indigénistes. Ce sont des discours anallactiques qui visent à empêcher que le capitalisme soit remis en cause par un examen synallactique pas toujours très compliqué à mettre en place. Exemple : dénoncer les propos racistes des Lepen est insuffisant. Montrer comment Macron s’en sert pour faire diversion est plus intéressant. Et se demander pourquoi cette famille de parvenus fraudeurs parfaitement intégrés dans un système corrompu a encore pignon sur rue et un écho dans les médias (la réponse est dans question), c’est accomplir un travail de débunkage. Je ne suis pas fan de ce mot mais synallactique et épistémologique, ça fait encore un peu pompeux. Mais on finira par s’y habituer.

 

Quand je disais que « tout est idéologique », je poussais un peu. Y a encore des trouble-fête dans notre genre, et même un bon paquet, pour ne pas marcher dans la combine de la pensée unique libérale et de la propagande européiste. 

 

« Soyez donc pragmatique, monsieur Martin, et rendez-vous à l’évidence ! » Comme si l’évidence n’était pas autre chose qu’une vérité certifiée conforme ! Et par qui, je vous le demande? Par l’institution et le pouvoir, pardi ! sur un axe (tordu) Paris-Bruxelles-Berlin.

Macron a encore déballé des truismes à la pelle l’autre dimanche soir : parler pour ne rien dire et pour occuper l’espace médiatique, c’est idéologique. C’est censé consolider le pouvoir en place, ça veut nous faire croire qu’il y a encore un pilote dans l’avion, alors que l’État est en roue libre. Le gouvernement va encore en péter les rayons un à un mais il n’a aucun projet pour l’avenir. Il laisse la bride sur le cou aux gros chevaux de l’industrie et de la grande distribution qui essayent de se repeindre en vert. 

 

Le monde d’avant est vieux et mal foutu comme Alain Duhamel, Muriel Pénicaud et Bernard Arnault. Avec personne en face pour leur claquer le beignet. L’idéologie consiste à encore leur accorder du crédit parce qu’ils représentent l’institution, respectivement la télévision, le yaourt et l’argent. Dans une démarche synallactique, on peut dire que ces trois-là sont dans l’ordre d’apparition à l’écran un faux-derche, une incompétente et un fraudeur.

 

Plus sérieusement, nous nageons dans l’idéologie d’un vieux monde qui s’écroule. L’ennui, c’est qu’on vit dessus et qu’on coule avec. Par idéologie, les vieux schnocks chantent la mondialisation vertueuse dans les tours et nous saoûlent avec le réalisme économique et la croissance durable. On ne sauvera pas le château parce que, même repeint en vert avec des fleurs, on l’a assez vu. Ses fondations sont plantées dans le travail, le malheur et la souffrance de la plupart d’entre nous. Et pour être franc, y en a marre d’avoir toujours les mêmes châtelains à nous expliquer le paysage du haut du donjon. Ras le cul du PIB, de la dette et leur expérience désastreuse d’une Europe sans âme et d'une planète où y a qu'à se servir. On a envie d’air pur, d’idées neuves et de se retrouver entre citoyens pour décider de l’architecture du prochain édifice, un truc sans donjon ni oubliettes, mais peut-être pas sans pont-levis.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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