Politique

Notre ennemi, c’est la diversion

Publié le 28/06/2020 à 19:48 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 05m20s

Amin et Jean-Mi discutent football : le PSG d’un côté, l’OM de l’autre. Et le ton monte. Apolline arrive et déclare que de toutes façons, le football est un sport de tafioles surpayées. Amin et Jean-Mi se retournent alors vers elle en oubliant leur différend sportif pour la traiter de nana incompétente et homophobe et pour lui conseiller de retourner à sa séance de pilate (ça change de la cuisine et des fourneaux). L’adversité OM-PSG passe ainsi au second plan par rapport au problème pilate vs football. Amin et Jean-Mi en oublient l’importance cruciale de leur confrontation pour se perdre dans un débat qui a d’autant moins lieu d’être qu’Apolline est juste venue pour foutre la merde parce qu’elle est un peu énervée à cause du livreur de sushis qui n’arrive pas. Du coup, lorsque Chang sonne à la porte, les trois amis font front pour lui tomber dessus en le traitant de tous les noms d’oiseaux asiatiques alors que c’est sa boite à sushis qui a vendu son scooter de livraison, que c’est pour ça qu’il est à pied et donc en retard, et que de toutes façons, les sushis, ça sort pas du four à pizza. Point barre !

L’être humain adulte a la capacité de poser de la frontière sociale, un peu comme il le sent mais la plupart du temps à son insu. Il se définit donc des appartenances en fonction de critères (sexe, âge, pays, région, ville, profession, rang social, religion, aspirations, loisirs, goûts…), l’ensemble formant une identité. Qui dit appartenance, dit choix et inévitablement exclusion : vous en êtes… ou pas. Cela ne veut pas dire que tout est figé car les lignes bougent constamment au gré de l’humeur du temps.

Chaque clan tient un rôle et exerce un pouvoir qui, s’il cherche à s’étendre, se heurte au champ de compétence d’une autre tribu. C’est un peu schématique sauf si on conçoit ce modèle comme dynamique : la lutte des classes, ce n’est pas autre chose qu’une rivalité d’autorités et donc d’autonomie de groupes sociaux. Le marxisme la concentre autour de la dimension économique mais il n’y a pas que la division du travail dans la vie et l’espace social est beaucoup plus vaste. D’où les problèmes sociétaux (spécisme, racisme, sexiste en tout genre, corporatisme, communautarisme, guerre de clochers et de religions, jeunisme, parisianisme, végétarisme, végétalisme, veganisme…) qui ressurgissent régulièrement.

Les conflits sociaux sont fondamentaux et fluctuants. Une société sans conflits serait aussi inhumaine qu’une ruche, n’en déplaise aux libéraux. La démocratie permet d’apaiser l’affrontement jusqu’à la prochaine crise, l’idée étant de régler politiquement le différend sans s’étriper. Dans une société où la bourgeoisie a le pouvoir économique de décider de la production et de la répartition des profits (dividendes, investissements ou salaires), on peut comprendre l’agacement des salariés qui travaillent pour augmenter le capital sans en voir la couleur sur la fiche de paie. Quand la bourgeoisie prospère devient trop arrogante, stupide et gloutonne, il n’est plus temps d’attendre : il faut casser ses jouets, la mettre au régime sec et la déclasser.

Amin, Jean-Mi et Apolline qui appartiennent au staff du service informatique du centre de distribution d’Amazomb de Chalon sur Saône sont un peu à cran ces derniers temps parce que la fortune de leur milliardaire d’employeur-actionnaire va faire exploser la banque avant la fin de la décennie alors que l’un d’entre eux est sur le point de perdre son poste. Alors pour l’instant, c’est Chang qui prend tandis que son patron à lui a revendu sa camionnette à la grosse boite et que Jean-Mi dont l’application informatique fait des miracles livrera bientôt les sushis à sa place aux manettes d’un drone mais pour le salaire de Chang. Il pourra toujours boucler ses fins de mois en donnant des cours de maths aux enfants d’Apolline et d’Amin. Quant à Chang, il est entré dans la police et passera Jean-Mi à tabac à la première occasion.

Les politiques et les journalistes au service de la bourgeoisie youplaboum réactivent régulièrement des problèmes de société, importants certes mais pas majeurs : durcir dans la dignité, mourir en famille, vaincre sa diarrhée avant les exams, s’épanouir entre copines, pizza ou quiche lorraine, nem ou sashimi, ou plus sérieusement la lutte contre les violences faites aux femmes et contre toutes les discriminations raciales, psychiques, religieuses, physiques ou sexuelles… Ils les attisent d’autant plus que ces conflits servent de contre-feux au problème central de la société en 2020 : les inégalités économiques, pas uniquement au niveau de l’argent mais à celui des prises de décisions. Les firmes de la Bourse décident d’à peu près tout ce qui compte et la haute-administration française fait son possible pour que ce qui reste du pot commun, la nature, la sécurité sociale, l’éducation, l’eau, l’énergie, les transports et même le ciel étoilé soient mis sur les marchés et tombent dans le portefeuille des nababs de l’oligarchie, la crème de la bourgeoisie qui entube joyeusement ses satellites en temps de crise. Et on est en plein dedans. Le conflit social majeur est donc d’ordre économique et écologique. Personne ne peut rester en dehors de cette lutte des classes d’autant que le capitalisme bousille notre planète pour assouvir son insatiable voracité. Tous les autres problèmes lui sont liés mais sont surtout utilisés par la propagande pour faire écran. 

La rue américaine ne s’y est pas trompée en prenant le prétexte de la mort de George Floyd pour laisser éclater sa colère contre la police qui garantit l’ordre et les biens des plus riches et leur suprématie écrasante et indigne. Pour faire diversion, Trump n’accuse plus les Chinois et les Clintons mais dénoncent les antifas, et demain les véganes et les coiffeurs.

Tous les combats ne se valent pas et l’oligarchie le sait. Les questions sociétales divisent l’opinion et affaiblissent les mouvements sociaux. Accusez les Gilets Jaunes de racisme chauvin et les « Je suis Charlie » sans frontières refleurissent partout dès demain. Quand la population va essayer de se fédérer contre l’économie financière, l’européisme toxique et la corruption de l’État, on verra ressurgir des #balancetonburkini à la une, des badges Touche pas à mon arbre, la 5G en promo et pourquoi pas un retour viral des pangolins radicalisés, ou mieux : une élection présidentielle entre une langue de pute, un premier de cordée et quarante figurants.

Amin, Jean-Mi, Apolline, Chang et même son futur-ex-patron ont intérêt à faire classe commune et à ne pas se monter le bourrichon les uns contre les autres. Leur adversaire à tous, c’est Monsieur Amazomb, le commercial pollueur, transnational et transhumaniste qui ne sait plus quoi faire de ses milliards et qui trouvera toujours chez les Macron de ce monde des larbins zélés. Quant à l’après-Amazomb, Apolline, Jean-Mi, Amin et Chang pourront au moins en décider eux-mêmes et ensemble autour d’une salade niçoise de saison. Quitte à ne pas être d’accord sur les ingrédients…

 

Christophe Martin




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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