Mode sombre

Je suis une intermittente. 

Je gagne ma vie pendant votre temps libre : par intermittence. Je suis votre auteure, votre actrice, votre humoriste, votre chanteuse préférée. Je capture les mots, les scènes, les cadres, les sons et les lumières. Rien que pour vous. Je maquille, habille, dessine, couds, invente un monde meilleur chaque jour. Rien que pour vous.

Je suis une intermittente. 

Je gagne ma vie pendant votre temps libre : par intermittence. Je vous fais danser, rire, pleurer, aimer, flipper, baiser, embrasser, douter, sursauter, frissonner et vivre. Je suis votre possibilité pour rencontrer l’ailleurs sans bouger.

Je suis une intermittente.
Je gagne ma vie pendant votre temps libre : par intermittence. Je suis votre lieu commun : dans les stades, dans les manifs, dans les soirées, dans nos recueillements. Je suis votre point commun, votre référence, votre union, votre culture. Je suis une intermittente et je suis chômeur en danger.

Je suis intermittente.
Plus précisément : je suis intermittente du spectacle. Soi-disant vivant. En deuil en ce moment. Comme environ 300 000 autres personnes. 300 000 personnes c’est plus ou moins le nombre d’habitants de grandes villes comme Lille, Strasbourg, Nantes ou Bordeaux. Ça fait pas mal de gens, non ?

Pourtant, depuis mars dernier, mon gouvernement me zappe. Nous zappe.
Quelques mesurettes par-ci par-là pour nous faire taire. Une année blanche pour essayer de calmer nos nuits… plus que blanches.

Je suis intermittente et on m’a dit : « Ne panique pas, ta nouvelle ministre de la culture aime Verdi. » Certes. Mais elle aime aussi embrasser Hanouna sur la bouche et les fesses de Galtier.  Dans quel ordre, je ne sais pas. Mais ça sent mauvais quand même, avouez-le…

Vous supporteriez, vous, dans votre travail, qu’on vous dise : « Hey, ne panique pas, ton ministre adore mordiller des crayons et lire Guillaume Musso, ça sera un super ministre de l’éducation ! » Ou alors : « Ben, de quoi tu te plains, ton ministre adore les infirmières en robes courtes et en plus il a déjà eu une otite ». Idéal pour s’occuper de la santé, non ?
Ça serait presque drôle, si ce n’était pas vrai. Parce que c’est vraiment ce que j’ai entendu il y a quelques mois. Mon ministre de la culture aime l’Opéra et adore Verdi alors pas de panique, j’allais être sauvée. Si nous, les artistes, sommes des saltimbanques, est-ce vraiment normal que les décisions nous concernant soient prises par un bouffon ? Je n’attends pas de mon ministre qu’elle aime Verdi. J’attends d’elle qu’elle nous aime, nous. Qu’elle fasse respecter nos droits, nos besoins et nos devoirs.

Je suis intermittente du spectacle : catégorie chanteuse lyrique, artiste des chœurs. J’aime mon métier plus que tout. Sans COVID, je pars régulièrement 3 à 5 semaines à travers toute la France : loin de ma maison, de ma famille, de mon mari, de mes amis. Je le fais comme tous les gens qui font mon métier : avec amour, force, envie, conviction. Je suis intermittente et je me donne à eux, à vous… sans intermittence. Je donne tout ce que je suis : ma voix, mon corps, mon âme pour créer le lien culturel entre nous. Parce que c’est ça qui fait qu’une nation est unie : la culture. Sa culture.

Je suis intermittente et je ne supporte plus la violence inouïe du silence de mon gouvernement quant à notre situation. J’ai été ces dernières semaines au théâtre, à l’opéra, au cinéma.  Ce sont clairement les endroits où je me suis sentie le plus protégée. Pas uniquement parce que le siège près de moi était libre ou que j’avais du gel hydroalcoolique à disposition : mais parce que mes oreilles, mon cœur et mon cerveau étaient activés !
J’étais vivante : en train d’apprendre, d’écouter, de vibrer et de me connecter aux autres malgré une distanciation physique nécessaire. Je vivais le lien social : fragile et indispensable. Celui qui enseigne à aimer la différence.
J’étais en sécurité parce que je m’évadais sans bouger. Et cette évasion, bien que trop courte, me réconciliait instantanément avec ce monde extérieur si hostile, si dangereux, si dramatique. 

Alors quand mon ministre et mon président m’oublient lors de leurs grands discours. Quand mon lieu de travail ferme sans me dire pour combien de temps. Quand mes directeurs ne me répondent plus. Quand le rideau de mon théâtre me voile la face. Quand je sais qu’au moins la moitié de mes collègues ne se relèveront pas de cette crise : j’ai vraiment envie de hurler.
Et croyez-moi : une chanteuse lyrique en colère ça fait beaucoup de bruit.

Mais pas assez, de toute évidence.

Je suis une intermittente.
Je gagne ma vie pendant votre temps libre : par intermittence.
Je suis une intermittente.
Je suis chômeur en danger.
Je suis une intermittente.
Je suis notre culture, notre espoir, notre réconfort.
Rendez-moi ma voix. 

Ornella Corvi.

NDLR : quand elle ne chante pas, Ornella cuisine et fait partager sa passion sur 

https://www.mlle-o.fr/.  


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