Mode sombre

De Raoult à Blanquer, sanitaire ou expérimental, on a rarement tant entendu parler de protocole que depuis le début de la crise. Et l’autre jour, c’était un lundi mais, ça ne devrait rien changer si c’était un autre jour, et donc nous en resterons à l’autre jour, alors que j’enseignais la méthode de résolution de l’intégramme d’Einstein, c’est à dire la marche à suivre pour résoudre l’énigme du poisson qui vit avec un diplomate norvégien (j’en propose une version personnelle sans marque de cigarettes ni alcool mais avec instruments et genres musicaux, disponible sur demande), l’un de mes étudiants me lâche : « votre méthodologie… ». Je ne sais même plus s’il a terminé sa phrase. « Non, lui dis-je, non, ce n’est pas une étude comparative des méthodes possibles pour arriver à un résultat que je vous enseigne mais un protocole unique pour arriver à la solution. » Et là, devant une classe qui ne comprenait pas bien pourquoi je haussais le ton, l’évidente limpidité du protocole m’est apparue : le protocole est la démarche rigoureuse qui préserve le processus de l’impact des affects, c’est l’institution de la pratique dégagée de l’improvisation artistique.

Plus précisément le protocole, c’est la formulation de l’ensemble des paramètres qu’il faut prendre en compte et des mesures qu’il faut respecter pour reproduire une expérience à l’identique. Ni fantaisie ni aléa. Le protocole, c’est par conséquent ce qui permet à toute personne soumise à la pression de l’urgence ou de l’émotion, prise de panique ou sujette à l’infatuation (sentiment de satisfaction de  soi excessive), d’accomplir au mieux sa tâche. Ce sont les règles qui permettent au pompier de ne pas risquer inutilement sa vie, au flic de ne pas risquer inutilement la vie des autres, au médecin urgentiste de ne pas céder à l’affolement, au scientifique de ne pas s’immiscer dans les résultats de l’expérience, au président de la République de ne pas déclencher une guerre nucléaire sur un coup de tête, au courtisan de se faire bien voir sans se faire trop voir, et dans son cas, on appelle cela l’étiquette. 

Le protocole, c’est aussi la grille d’évaluation qui empêche l’examinateur de noter à la tête du client, les normes sanitaires qui prolongent l’existence, le modus vivendi qui rend la vie en société supportable. Le protocole, c’est la Loi qu’on établit pour qu’elle soit la même pour tout le monde, le certificat de conformité qui institue l’égalité. Le protocole, c’est la paix des manèges. Faut bien que le monde tourne rond.

Le protocole est forcément rigide. Par exemple, pour prouver que la lumière fait pousser les plantes, je devrai choisir un nombre déterminé de graines aussi identiques que possible et réunir tous les paramètres environnementaux similaires à l’exception de la lumière, en mettant une des installations dans le noir pendant la même durée. Ça peut paraitre contraignant mais scientifiquement, c’est de mise. Et les protocoles expérimentaux sont de ce fait parfois très lourds et pas toujours possibles à respecter. L’aléatoire doit pourtant être écarté du laboratoire pour que les mêmes conditions puissent être reproduites à l’identique par d’autres personnes qui n’ont pas un intérêt particulier à ce que l’expérience réussisse.

Sauf que moi, j’ai tout intérêt à ce que mon cours se passe bien, tout comme le médecin réanimateur Louis Fouché a envie que ses patients s’en sortent. Et c’est le moment où le protocole touche à ses limites. Pour le toubib, c’est rassurant d’avoir un garde-fou, une rambarde de sécurité, une délégation de responsabilités qui allège la charge. Pour l’enseignant aussi sauf que là, y a pas mort d’homme. J’imagine qu’il y a de jeunes profs qui débarquent dans le métier et qui suivent le manuel du professeur qui va avec celui de l’élève. Ça donne des repères et des idées. Il y en a même qui, parait-il, trouve des idées auprès des inspecteurs de l’Éducation nationale (sources à préciser). D’ailleurs ma propre hiérarchie aimerait bien que tous les formateurs de la boite produisent du matériel pédagogique et la notice qui va avec car en bons techniciens, ils conçoivent l’enseignement comme une ligne de production où ce qui coûte le plus, c’est finalement le travail humain et l’expertise. Alors bien sûr, tout administrateur rêve de la mise en place d’une automatisation des tâches pédagogiques. Que tout le savoir-faire humain soit rentré dans le gros bouzin numérique et que l’apprenant ait une progression à disposition pour avancer à son rythme et sans l’aide de personne devant un écran, dans un laboratoire de langue informatisé ou sur un simulateur de réalité virtuelle pour apprendre le métier.

On nous incite à déposer nos documents pédagogiques sur des « drives », sur la plateforme numérique de la boite ou dans les cahiers de textes électroniques pour que soi-disant les apprenants absents puissent… bref, on nous pousse à la coopération, au partage des compétences, à la mutualisation, à l’entr’aide. L’idéal pour l’entreprise de formation serait que les formateurs créent des sites, des banques de données, des bureaux virtuels, des cartables en ligne et des plateformes de travail collaboratif. Y a des TICE partout, des technologies de l’information et de la communication de l’enseignement, des sigles à la pelle, des mots américains, du tape à l’oeil ultramoderne. 

Avec l’ENT (espace numérique de travail), il n’y aurait même plus besoin de classe, on limiterait les déplacements, la contagion, la perte de temps. Avec les tutoriels, le formateur n’explique qu’une seule fois. Finies les répétitions laborieuses et usantes à cause de ceux qui ne suivent pas. Chacun sa route, chacun son rythme. En visioconférence, le public peut être démultiplié, on repousse les murs, le moindre élève du fin fond de sa cambrousse peut suivre une formation avec la crème des enseignants à l’autre bout du monde, à l’heure qu’il souhaite et en chaussons. Mais je m’égare. Et on y reviendra une autre fois.

Les TICE exigent du protocole: on ne peut pas laisser l’apprenant en carafe avec du matériel sans savoir quoi faire avec : un peu comme si votre étagère Ikea vous arrivait sans notice de montage. Certes y a des autodidactes, des démerdards, des rétifs au formatage, mais beaucoup de mes apprenants préfèrent avoir des tâches bien définies à accomplir, même s’ils oublient de plus en plus fréquemment de lire les consignes avec l’attention suffisante. Or le protocole réclame de la précision, de l’attention et du soin. L’emporte-pièce et le feeling n’ont pas leur place dans ce type de balisage coercitif. Le protocole réclame du professionnalisme, de la rigueur et du sérieux. Et aussi un certain respect pour l’institution et l’expérience. 

Seulement il arrive toujours, qu’à un moment ou à un autre, parfois en toute fin de parcours, souvent en cours de route, le facteur humain doive reprendre le dessus, le je-ne-sais-quoi qui fait la différence entre l’homme et le robot, la part de mystère empathique où on est content d’être là avec le prof parce qu’il vous dépanne avec un indice pendant le contrôle, vous encourage avant le test, corrige votre erreur sans vous faire sentir minable, se trompe toujours en votre faveur dans le calcul des notes ou sort une grosse connerie pour vous empêcher de sombrer dans la déprime totale face à l’intégramme d’Einstein qui vous donne l’impression que vous avez un Qi de quiche lorraine.

Chez l’ophtalmo, c’est le moment de grâce où après tous les examens à fond les ballons avec du matos on ne peut plus sophistiqué et des formules machinales, le spécialiste vous regarde enfin dans les yeux et vous dit : « Bon, votre vue, c’est pas terrible mais y a rien à y faire. On va donc en restez là. Vous avez besoin de changer de monture? Non? Bon ben, au revoir, c’est cent balles. Ma secrétaire prend la carte bleue. On se revoit dans deux ans.» 

Le protocole, il en faut pour que l’émotion ne submerge pas le processus et parce que le tâtonnement, ça va un temps, mais quand la procédure ne fonctionne plus et qu’on est dans l’impasse, le spécialiste doit arrêter son char et descendre de sa tourelle, ne pas s’acharner, pas démissionner non plus, prendre la main du moribond ou le pouls de l’étudiant à l’agonie et le réconforter sans lui mentir : « On a fait de notre mieux mais ça va pas le faire. » Et là, y a aucun protocole qui tienne. On n’a qu’une clé en main : ça s’appelle l’humanité. Pour le corps médical, le mieux, c’est alors la concertation au sein de l’équipe et avec le patient et ses proches. Pour le corps enseignant, je recommande une pointe d’humour. Ça, l’ordinateur ne sait pas encore faire. Blanquer non plus.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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