Mode sombre

Calais le 16 Janvier 2021

Arrivée à Calais le 1er Septembre 2020. Je suis accueillie à la gare de Calais Fréthun par une bénévole de l’association Utopia 56, avec laquelle je me suis engagée à rester au moins un mois.

C’est dur de comprendre l’état de la situation sans être à Calais. Cette ville n’a pas cessé d’être un point de transit important pour les personnes exilées souhaitant, le plus souvent, se diriger vers le Royaume-Uni. Simplement, depuis le démantèlement de ce qui a été appelé « la Grande Jungle » en 2016, la situation est beaucoup moins visible, et c’est probablement le fait de l’action de la préfecture et son objectif. Les conditions ici sont si déplorables qu’il est difficile d’imaginer que quiconque veuille réellement s’installer. C’est d’ailleurs l’idée derrière les politiques mises en place : rendre l’endroit le plus hostile possible, pour éviter une installation même semi-permanente, et la création de grosses « jungle » qui tendent à attirer les médias. Les personnes exilées sont donc forcées à errer, à trouver des coins cachés, en restant souvent par petits groupes, dans le but d’échapper aux violences policières. 

Quelle était la situation à mon arrivée? Tout est relatif à Calais, mais on peut dire que la situation s’était à peu près stabilisée, après une vague de grosses expulsions le 12 juillet, peu après le déconfinement.

Une grosse expulsion, c’est-à-dire une éviction planifiée, qui requiert une ordonnance affichée 48 heures au préalable. Le but de l’opération est de démanteler le camp concerné. Pour éviter une réinstallation quelques jours plus tard, la ville de Calais n’a trouvé d’autres moyens que de clôturer les anciens lieux de vie, et là où ce n’est pas possible, sur un terrain public par exemple, de raser tous les arbres. Les espaces verts se font donc de plus en plus rares : ils sont remplacés au fur et à mesure par des fils barbelés. 

Lors d’une « Big Eviction », comme elles sont appelées communément, les exilés sont vivement « encouragés », par des flics armés jusqu’aux dents, à monter dans des bus qui les amèneront aux quatre coins de la France, dans des CAES (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile), même si, pour la plupart, les personnes présentes à Calais ne souhaitent pas demander l’asile en France.

C’est ce que l’État appelle une « opération de mise à l’abri ». Forcer les gens à aller dans des CAES, dans des conditions parfois déplorables, où ils pourront rester deux semaines avant de devoir entamer leurs procédures de demande d’asile ou bien d’être remis à la rue. Les forces de l’ordre profitent d’une telle opération pour confisquer les tentes et affaires personnelles des personnes résidant sur les camps. Ces affaires sont ensuite envoyées à la Ressourcerie par l’équipe de nettoyage, où, en théorie, on est censé pouvoir se présenter et récupérer ce qui nous appartient. C’est peu souvent le cas. Les tentes sont le plus souvent détruites, et les affaires perdues.

Il existe, d’autre part, des expulsions ponctuelles, qui sont exécutées un jour sur deux dans chaque lieu de vie ou « jungle » de Calais (on en compte trois principaux à ce jour). En plus d’être cruelles, ces expulsions sont complètement absurdes. Un matin sur deux, les personnes qui vivent sur les camps sont forcées de se lever aux aurores pour déplacer leurs tentes de quelques mètres, une mesure qui sert à éviter que les personnes « se sentent chez elles » et s’installent de manière permanente. Un harcèlement physique et moral constant de la part des flics, qui est, qui plus est, complètement inutile, car les gens continuent de se réinstaller encore et encore, malgré le cycle constant d’éviction. Pourquoi ? Simplement parce qu’en attendant d’avoir la « chance » de passer en Angleterre, ils n’ont nulle part d’autre où aller. 

Quand je suis arrivée en septembre, il y avait à nouveau plusieurs camps réinstallés. Ceux envoyés en CAES ou dans le centre de rétention lors d’une opération d’expulsion ne tardent généralement pas plus de quelques jours à revenir. Une nouvelle « jungle » grandissait chaque jour près du centre hospitalier de la ville, comptant à son maximum jusqu’à 1400 personnes. 

L’installation de camps plus ou moins fixes est nécessaire pour l’activité des associations sur le terrain, afin de créer une organisation pour s’assurer que la plupart des personnes ont accès à l’eau, à la nourriture, et à d’autres droits basiques comme la santé et l’information. Chaque démantèlement complique ce simple accès aux droits fondamentaux, parce que les personnes sont de plus en plus éparpillées dans la ville. Il n’y a plus un point de repère, mais une multitude d’endroits où il faut aller tous les jours, ce qui demande plus d’équipes et plus des ressources (plus de véhicules par exemple).

Premiers jours sur le terrain

Ma première fois sur le terrain à Calais, je suis partie en maraude. Le but de nos maraudes est de servir de premier point de contact, « d’accueillir » les nouveaux arrivants, de leur donner du thé et des informations pour qu’ils puissent s’y retrouver dans le chaos de la ville. J’étais en équipe avec une autre fille de 21 ans, Louce (prononcé Lou-ché), à Calais depuis 8 mois, rien d’autre que du thé dans le coffre à distribuer aux « gars » (comme on appelle communément les personnes exilées, le plus souvent, jusqu’ici, des hommes seuls, même si depuis mon arrivée il y a de plus en plus de femmes et de familles). Je me rappelle distinctement la manière très décontractée dont Louce s’approchait des gars, leur lançant un « salut ! » avec un grand sourire, et s’avançant vers eux pour leur faire un check avec le coude (COVID oblige), comme si elle les connaissait tous depuis toujours. 

En réalité, ce n’était pas le cas. C’est rare, à Calais, de côtoyer les mêmes personnes pendant longtemps. Certains malchanceux restent coincés ici quelques mois, voire quelques années, mais la plupart reste seulement quelques semaines, surtout l’été, où les passages en bateau sont fréquents. En les abordant de manière si décontractée, Louce instaurait déjà une certaine relation de confiance avec les gars, et la boule au ventre que j’avais dans la voiture a tout de suite disparu. 

Quelques heures plus tard, lors d’une rencontre avec une famille qui venait d’arriver devant la gare, vers 1h00 du matin, la boule est réapparue. Nous avons reçu un appel du SAMU Social pour nous prévenir de l’arrivée de cette famille, et pour nous demander de les rappeler après avoir demandé à la famille les noms, prénoms et dates de naissance de chacun. Non non, je ne me suis pas trompée dans mon récit. Le 115 nous appelle pour nous demander de faire leur travail à leur place… complètement absurde. Plus incompréhensible encore, après avoir passé 20 minutes à récolter leurs informations en passant par un traducteur par téléphone, il se trouve qu’il n’y a pas assez de places pour les mettre à l’abri en hébergement. Enfin, si : le SAMU nous propose de mettre la femme à l’abri. Toute seule, sans ses enfants. Il ne nous reste alors qu’une seule solution. Aller chercher des tentes dans notre entrepôt et les accompagner vers un parc, où ils pourraient rester dormir quelques heures, avant d’être réveillés et expulsés (j’imagine) à 6h00 du matin par les policiers qui patrouillent les parcs. De toutes façons, le 115 est un logement d’urgence et n’héberge donc les personnes que deux nuits par mois, assez pour que les gens viennent se reposer et se doucher, et hop, retour à la rue.

Honte. Je n’ai jamais eu aussi honte de mon pays que depuis que je suis à Calais.

Pourquoi nous sommes encore là?

Malgré tout, des dizaines de bénévoles et moi restons à Calais, subissons le harcèlement de la police, qui touche également les bénévoles à travers des contrôles routiers et des amendes constantes. D’autant plus dans ce contexte de confinement et de couvre-feu, où nous continuons à aller sur le terrain car nous jugeons que notre aide est essentielle. Malheureusement, ce n’est pas le cas de la préfecture et de ses agents de police, qui semblent persuadés que l’aide prévue par l’État est suffisante. Mais c’est loin d’être le cas. Sans Utopia 56, sans le Calais Food Collective, sans le Refugee Community Kitchen, sans le Refugee Youth Service, sans Collective Aid (et j’en oublie), les personnes exilées auraient « techniquement » accès aux soins, accès à l’hébergement d’urgence, accès à la nourriture, accès à l’information. Mais en pratique, les choses sont bien différentes. La nourriture ne serait pas suffisante pour nourrir tout le monde; les personnes ne seraient jamais informées de leur droit aux deux nuits au 115; elles ne sauraient sûrement pas qu’il y a une PASS (Permanence d’Accès aux Soins); elles n’auraient pas de tentes ni de couvertures, ni d’affaires chaudes; les mineurs ne sauraient pas qu’ils ont droit d’être hébergés dans des centres d’accueil. Bref, les services de l’État ne suffisent pas. 

Ce sont ces bénévoles qui aident à garder espoir en l’espèce humaine, qui me font tenir ici malgré les conditions difficiles. J’ai toujours rêvé d’être entourée de belles personnes, qui donnent du leur sans rien demander en retour, et ici, je suis servie. 

Ce sont également de beaux moments avec les personnes exilées, quand elles nous invitent à boire du thé ou du lait chaud sucré avec eux (alors que le lait est une denrée extrêmement rare), autour d’un feu (fourni par l’association Woodyard), ce sont ces moments qui me rappellent pourquoi je suis ici. Je suis ici car nous sommes tous pareils. Aucun de nous ne mérite de vivre dans des conditions de vie si déplorables. Je n’ai rien d’autre à offrir pour combattre cette injustice que mon temps, mon amour, et ma bonne humeur. 

Au moment où je vous écris, il neige sur Calais. Un Plan Grand Froid a été mis en place pour les majeurs. Il a duré trois jours. Plus de 1000 personnes dorment à la rue sur Calais en ce moment : il n’y a aucune solution pérenne mise en place pour l’hiver. Les choses ne semblent pas changer mais nous continuerons à nous battre !

Charlotte Martin


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