Mode sombre

Illustration par Yves Regaldi.

Cet article a été publié en premier dans notre édition papier d'avril.

Louis sait que la question peut paraître étrange puisque le nom d’aujourd’hui, c’est aujourd’hui. Point. 

 

Cependant, si l’on se retourne sur le passé, force est de constater que les aujourd’hui d’avant ont tous un nom. Quelques exemples : l’aujourd’hui du XVIIe s’appelle La Monarchie Absolue, celui du XVIIIe Les Lumières, celui du XIXe La Question Sociale, celui du XXe Le Communisme. On peut discuter l’un ou l’autre, mais l’idée est que le réel semble, dans sa totalité, converger vers un (ou quelques) point(s) phare(s), que désignent ces noms, lesquels synthétisent les enjeux et les modalités dominantes et/ou englobantes du rapport au monde des êtres humains. Ajoutons que ces noms n’ont pas été donnés de manière rétroactive à ces époques, une fois qu’elles étaient achevées, ils étaient là, explicitement, dès le moment historique qu’ils désignent. (Ainsi Louis étudia-t-il souvent, avec ses élèves, un ouvrage de Kant, publié en 1784 : Qu’est-ce que Les Lumières ?).

 

Notre aujourd’hui ne montre pas la même aptitude à se nommer. Aucun signifiant ne prend le pas sur les autres : Terrorisme, Réchauffement, Inégalités, Pandémie, Populisme, Féminisme, Islamisme et d’autres, probablement, sont en concurrence sans que l’un ou l’autre impose son hégémonie. Le problème n’est pas de savoir lequel mérite de l’emporter, mais de comprendre les raisons de cette polysémie, d’en dégager quelque chose comme un symptôme de notre temps.

 

On pourrait certes objecter à cette lecture que les noms donnés aux aujourd’hui d’avant étaient trop grossiers, qu’ils ne suffisaient pas à rendre compte de l’époque, ou, pire encore, qu’ils traduisaient la langue des vainqueurs et que les vaincus étaient réduits au silence et à l’anonymat. Admettons, mais faudrait-il en tirer la conclusion qu’aujourd’hui, il n’y aurait plus ni vainqueurs, ni vaincus, que la diversité des références signifierait un monde ouvert, pluriel, où la signification se serait démocratisée en se laissant dire par tous et n’importe qui ?

 

Louis ne le pense pas. La concurrence des noms pour saisir notre aujourd’hui lui apparaît plutôt comme l’indice d’une confusion généralisée, d’un chaos herméneutique, d’une impuissance à unifier nos expériences du présent. Une telle inintelligibilité est potentiellement source d’angoisse, elle traduit la supposée « complexité » du monde actuel et justifie le recours incessant aux experts et aux spécialistes de tous ordres. Or, l’omniprésence des experts n’est, paradoxalement, nullement rassurante, elle est, au contraire, la manifestation d’une connaissance que la majorité des gens ne peut plus s’approprier, tant ils sont engloutis sous les avalanches d’informations, de nouvelles, de données. N’est-ce pas aussi une manière d’interdire toute possibilité de communauté, voire de communion, ne seraient-elles qu’intellectuelles, entre les hommes et les femmes de nos sociétés ?

 

Hegel, au début du XIXe siècle, disait que la « lecture des journaux avait remplacé la prière du matin ». Il cherchait dans les gazettes les signes des évolutions de l’Esprit du monde, convaincu que les nouvelles, aussi prosaïques fussent-elles, venaient illustrer, et confirmer, son appréciation globale de la situation historique. Aujourd’hui, la lecture des journaux ou la contemplation des écrans fait davantage penser à une salle des ventes où sont mises aux enchères les news, les scoops, les fakes, afin d’en tirer le plus de bénéfices pour l’audimat et rentabiliser « le temps de cerveau humain disponible ». C’est une lutte pour la vie médiatique qui se montre sur nos téléviseurs et dans ce qui survit de la presse écrite, et non le déploiement de ce qui fait sens dans nos vies.

 

La rhapsodie des interprétations donne le tournis et nous conduit doucement mais sûrement à l’idée que le monde n’a pas de sens, en tout cas, que ce sens nous échappe. Ce scepticisme universel aboutit à la thèse selon laquelle « tout se vaut », « demain sera comme aujourd’hui », « rien de nouveau sous le soleil », etc. Autant de figures d’un laissez-faire, laissez-passer idéologique où aucune perspective ne peut se prétendre meilleure qu’une autre et, osons le mot honni, répudié d’avance, aucune ne peut prétendre être plus vraie qu’une autre. « Ni droite, ni gauche », ou « droite et gauche en même temps », sont les derniers avatars de cette soupe philosophique, de ce moment où la nuit qui est tombée sur la pensée fait que « toutes les vaches sont noires » (Hegel).

 

Louis en arrive, avec son mauvais esprit, à la question : à qui profite ce crime (d’ignorance revendiquée) ? Il profite à ceux qui s’arrangent d’un monde dit multipolarisé, pluridirectionnel, à ceux qui valorisent, au sens boursier, l’incertitude, la dispersion, l’incohérence. Et si cette indétermination, ce flottement de sens, n’étaient que masques, leurres, simulacres, pour empêcher d’identifier les causalités, les sources réelles de notre aujourd’hui ? Un aujourd’hui où 60 multimilliardaires ont acquis une richesse égale à ce que possèdent 3.5 milliards de terriens, les plus pauvres. Le dilemme est là : aujourd’hui est-il le nom de 60 personnes ou de 3.5 milliards ? Nous en reparlerons.

Stéphane Haslé

 


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À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.


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