Mon statut est  : personne

Publié le 18/05/2021 à 10:39 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 08m45s

Bernard Friot est en grande forme. Covid ou pas, Bernard Friot (74 ans au compteur) poursuit sa croisade. Vous m’excuserez l’expression pour ce chercheur qui se revendique toujours et plus que jamais du communisme mais Friot s’est donné comme objectif de délivrer la notion de salaire du carcan idéologique qui pèse sur lui. Je m’explique. Selon Friot, et contrairement à ce que pensent certains opposants au système en place, le salaire est une victoire acquise contre le capitalisme. Je ne m’étends pas là-dessus. Il a clairement ré-expliqué tous ces grands principes durant un entretien à Thinkerflou, chez nos collègues de Kawa TV.

Au coeur du communisme à la Friot, il y a une véritable aventure anthropologique, une révolution ontologique radicale : la reconnaissance d’un nouveau statut de la personne. L’idée d’une qualification attachée à la personne : celle de producteur de valeur économique. C’est un statut, c’est indiscutable, ça ne se négocie pas ! On n’a pas demandé à naitre, pas demandé à apprendre à bien se tenir, à compter, à lire et à compter. Et pourtant on l’a fait. Alors c’est pas pour qu’on nous laisse tomber comme une chaussette malpropre dès qu’on passe la porte des 18 ans. On a tout simplement le droit de ne pas être traité comme une sous-merde, de vivre décemment avec de quoi se loger, s’habiller, se nourrir, exister socialement et éventuellement être heureux. En tant que personne, j’ai droit à la dignité et dans une société avec une division du travail comme la nôtre, ça réclame un pécule mensuel.

C’est pourquoi le salaire pour Friot est attaché à la personne, et non à l’emploi. L’emploi, ça va, ça vient. J’aimerais bien qu’on ne joue pas avec ma dignité. Le minimum que le système puisse m’offrir, c’est donc bien que je n’aie pas à m’inquiéter pour atteindre la fin du mois.

Le salaire à la qualification, celui qu’on appelle communément le salaire à vie et que Lordon préfère nommer la Garantie économique générale, c’est donc la reconnaissance de la personne comme productrice de valeur économique. Elle est par conséquent souveraine de la valeur produite et peut exercer un droit de décision sur celle-ci. Cette liberté retrouvée inclut aussi le droit de ne pas l’exercer concrètement. Bref de ne rien rien foutre de ses journées. 

Mais l’individu hédoniste tel que le conçoit le libéralisme (uniquement préoccupé de son bien-être, de sa liberté et son intérêt) est une fiction ou plus exactement une construction idéologique nullement naturelle comme les libéraux aimeraient nous le faire croire. Mauss, Polanyi, ou Généreux l’ont démontré et l’anthropologie médiationniste de Jean Gagnepain va également dans ce sens. 

Socialement, l’humain est une Personne (avec un P majuscule), une institution à géométrie variable selon les situations, prise qu’elle le veuille ou non dans la dialectique de l’appartenance et du service, de l’appropriation et de l’échange. Ce n’est pas une question de contrat entre individus libres : l’humain fait spontanément société. Il fait non seulement partie de la société mais il participe à celle-ci quoiqu’il décide de faire de son existence. Une société a le droit de protéger son intégrité et celle de ses membres mais elle a aussi le devoir d’assurer la survie de tout le monde. Même le paria a sa place quelque part. Même les libéraux savent ça et c’est pourquoi ils ont inventé le revenu universel, un minimum vital pour qu’on ne crève pas de faim et qu’on continue à consommer. Mais une société communiste a le devoir d’assurer la dignité à chacun de ses membres, c’est à dire le droit au bien-être, le droit au travail, le droit de dire son avis et de décider d’un certain nombre de trucs du genre comment administrer sa ville ou quoi produire dans une boite à laquelle on consacre quand même pas mal de temps.

Dans cette logique, la personne n’a pas à travailler pour avoir de quoi vivre dignement et prétendre au bonheur. Et si elle a spontanément de quoi exister, délivrée de l’angoisse perpétuelle d’avoir à subvenir à ses besoins, elle n’est que mieux à même de rendre service à la société : ni son statut ni dans une large mesure son salaire ne seront fonction de son emploi. 

J’entends déjà gronder en vous la récrimination toute fait : oh la la mais on va entretenir une bande d’assistés grassement payés ! On est bien d’accord, le système ne tournera pas sans couac, mais au lieu de les envisager d’emblée, je ferai d’abord trois remarques :

  1. le système capitaliste entretient ses propres parasites qui sont justement les capitalistes, qui s’activent pour donner le change et l’illusion mais ne travaillent pas vraiment ou plus exactement font de la merde, occupés à déplacer leurs capitaux au gré de la rentabilité ou à produire du poison.
  2. les fonctionnaires ont déjà le statut dont parle Friot et pour comprendre qu’un fonctionnaire sans emploi n’est pas forcément un parasite heureux comme un ténia dans un intestin, lisez la triste histoire des préfets réservistes qui ne foutent rien, touchent leur traitement mais n’en sont pas moins traités de manière indigne, nonobstant le fait que je suis pour la disparition de ces capos hérités du bonapartisme.
  3. avec 1500 euros par mois (et plus puisqu’évolution possible… disons jusqu’à 3000, Friot parle d’un plafond de 5000 euros), auriez-vous vous-même envie d’aller à la pêche toute votre vie ou préféreriez-vous consacrer votre semaine à rendre service à la société, c’est à dire à produire de la valeur d’usage, quelque chose d’utile, simplement pour avoir l’impression de mériter la confiance qu’on vous fait, une manière finalement de dire merci?

Pour Friot, en tant que producteur (virtuel ou effectif) de valeur économique, la personne, majeure par excellence, perçoit son salaire et parce qu’il reçoit, il va rendre comme cela se fait dans l’échange désencastré de la production marchande ou plus exactement comme cela s’est fait puisque le modèle capitaliste qui financiarise tous les rapports sociaux est fortement invasif à l’échelon mondial. La conception libérale d’un humain simplement occupé à profiter est une fiction anthropologique héritée des pères du libéralisme, une fabrication capitaliste, un modèle bourgeois inculqué aux jeunes et hégémoniquement répandue par les médias et par l’école. Et du coup tenace. Tout ça nous donne une piètre opinion de nous-mêmes : cupides, mesquins et fourbes.

Penser qu’avec un salaire inconditionnel, l’humain refuserait de fournir spontanément une contre-partie, c’est présumer que l’homme est un animal soumis à son désir, un être en perpétuel rut sur tous les plans. Or l’humain est spontanément producteur de valeur économique ou morale et celle-ci peut notamment se matérialiser par le travail mais aussi par l’élaboration de savoir, de vérité, de beauté, de Bien. Mieux, avec un salaire à la qualification personnelle, l’humain chargera sa production de beau et de Bien puisqu’il n’aura pas à le faire pour l’argent. Vous n’êtes pas spontanément tentés de faire de la merde : c’est l’impérieuse nécessité du profit sans lequel nous mourrions de faim dans le système capitaliste qui vous pousse éventuellement à produire des choses sans grande valeur d’usage, voire néfastes. Trouvez-moi un ouvrier d’une usine d’armement qui le fait pour le plaisir en pensant aux dégâts que fera la balle qu’il fabrique. Au mieux il n’y pense pas. Au mieux, il est sous médocs. La plupart d’entre nous sommes dépendants d’un capitaliste qui exploite notre force de travail et notre besoin de survivre matériellement. C’est l’être de besoin qu’il finance en nous et comme ce qu’il vend ne satisfait souvent qu’un besoin illusoire et superflu, le capitalisme entretient en nous des désirs matériels, non essentiels pour nous mais indispensables à la valorisation du capital.

La bourgeoisie a été révolutionnaire en changeant le statut des personnes avec les droits de l’Homme et du Citoyen pour en faire des individus libres sur le marché mais « à poil » face au capital, dixit Friot. Le marché du travail où nous venons vendre ce que nous savons faire ou plus souvent ce que le capitaliste veut nous faire faire, est, comme le dit l’économiste philosophe Karl Polanyi, désenclavé de la société qui nous pourvoie en droits. Mais comme Karl Marx le faisait remarquer, ça nous fait une belle jambe d’aller où on veut ou de choisir notre genre si c’est pour crever de faim, mendier ou bosser plus dur qu'un esclave.

Une fois mis par nécessité vitale sur le marché du travail, et a fortiori dans l’entreprise, vous n’êtes plus soumis au code social en vigueur sur la place publique. Ni votre temps ni votre corps ne vous appartiennent plus. Le capital en dispose. Les plus libéraux d’entre nous auront encore l’impression d’exercer leur liberté sous contrat, les autres ne se cachent pas que le temps d’entreprise est un travail subi qu’on cherchera certes à faire de son mieux et à charger de valeur d’usage et d’utilité publique mais qui reste sous l’empire de la décision souveraine de l’employeur.

Le salaire à la qualification personnelle qui existe dans la fonction publique et que Friot propose d’étendre à bien d’autres secteurs éviterait les écueils de cette production délétère qui fait produire n’importe quoi pourvu que ça se vende.

Le diplôme est l’attestation d’une capacité à produire du travail concret. La bourgeoisie n’y est pas opposée, elle a même tendance à pousser la population à obtenir des diplômes. En revanche, elle s’oppose à ce que les personnes soient qualifiées car la qualification telle que nous l’entendons ici, c’est à dire la reconnaissance de la compétence hors de l’activité proprement dite, est attachée à la personne, et n’est pas tributaire de l’emploi. Le diplôme, lui, ne vous empêche pas de toujours être « à poil » sur le marché du travail. Bien sûr, l’employeur a tout intérêt à recruter à petit prix un opérateur sur-diplômé et rendu corvéable à merci par l’angoisse du chômage et de la misère. Je caricature un peu parce que les gonzes et les nanas des ressources humaines savent aussi très bien que des mecs comme moi trainent encore dans les boites de formation et qu’on y apprend toujours à comprendre comment fonctionnent les institutions (politiques et économiques), ce qui rend moins docile un étudiant en BTS qui est passé par chez moi qu’un apprenti formaté par le pragmatisme libéral sans même avoir entendu prononcer les mots aliénation ou plus-value durant tout son cursus. 

Bon, je m’égare et je m’étale. Et j’en viens à mon point final.

Friot pète la forme et ses idées offrent une vraie perspective. Le site www.reseau-salariat.info se charge de répertorier tout ce qui se fait en la matière. Y a notamment une pièce de 90 minutes qui s’intitule En attendant Friot. Le jeu de mot est énorme. J’aurais aimé qu’il soit de moi. Ça se suit avec intérêt et pas sans angoisse. Un beau travail théâtral d’éducation populaire. Avec le portrait d’un Gilet jaune ambigu, parfois inquiétant, mais riche et au final assez juste. Stimulant en tout ça!

Dans son dernier bouquin, Frédéric Lordon a emboité le pas de Friot et de réseau salariat sur ce coup-là. Figures du Communisme enfonce le coin dans la brèche. Y a donc une voie qui se dessine pour sortir du capitalisme sans en chier comme à la ZAD et sans passer par le terrorisme. Tentons-la !




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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