Mode sombre

Le 16 août dernier, le sémillant BHL ne plus dire Bernard-Henri Lévy (trop pompier, trop old régime), mais BHL (plus pimpant, plus marketing) a été invité par RTL pour enfoncer des portes ouvertes : notre histrion national est venu délivrer son auguste avis sur la prise de Kaboul par les talibans.

En août de l'an de (dis)grâce 2020, le même BHL dénonçait l'hystérie collective engendrée par le coronavirus et déclarait sur Twitter qu'il n'y aurait jamais de deuxième vague : « Because #tests. Because #masques. Because #immunité. Because #hôpitaux prêts » (sic). Il a même pondu un bouquin sur ce seul sujet (Ce virus qui rend fou, Éditions Grasset).

J'adore BHL ; je pense que la France manque d’humoristes aussi talentueux. L'étendue de ses talents ne se mesure pas qu'à l'aune de ses propos – sur lesquels on pourrait gloser à l'infini tant ils sont chargés d'une colossale finesse – ; elle s'apprécie surtout au regard de la diversité des thèmes abordés : BHL revêt de manière aléatoire les habits de général, médecin, réalisateur. La formule 3 en 1. Pour que ça brille.

À chacune des ses interventions, je ne peux pas m'empêcher de me demander : pourquoi les médias mainstrean s'échinent-ils encore à dérouler le tapis rouge à BHL ? Des milieux populaires aux quartiers universitaires, son nom inspire le rire. Son incompétence notoire fait consensus, et ses prises d’initiatives en Libye auprès d'un Sarkozy mal inspiré se sont révélées catastrophiques.

La réponse est à trouver entre une propension à la fainéantise et une appétence déplorable du spectacle. BHL est la carte joker que les journalistes peuvent jouer à tout moment, qui leur épargne un travail de préparation sérieux et leur assure un show bien ronronnant. Pour rappel, BHL a étudié la philosophie : pas la géopolitique, ni la médecine. Je ne juge pas de ses qualités d'essayiste, mais de sa propension à délivrer des avis à l'emporte-pièce sur tous les sujets ; et lorsque ces sujets engagent des vies humaines, on est en droit de hausser méchamment les sourcils.

Cet écueil journalistique n'est pas un phénomène nouveau. Les médias avides de sensationnel sont toujours ravis de trouver des artistes/philosophes aux relents mégalomanes. Loin de moi cependant l'idée de fustiger la voix des écrivains, artistes, philosophes, laquelle vaut parfois mieux que celle des prétendus "experts". Mais à certains moments, elle se confond à des leçons de morale délivrées du haut d'une vie confortable et se révèle agaçante et creuse, quand elle n'est pas totalement inutile. Parfois même, elle confine au délire et a des effets désastreux. Et c'est là qu'entre en scène Marguerite Duras.

Avant, j'aimais bien Marguerite Duras. En dépit de ses élans de préciosité, Le Ravissement de Lol V. Stein m'a laissé le souvenir agréable d'un récit mystérieux, nimbé de brumes. J'appréciais donc plutôt cette écrivaine, jusqu'à ce que je tombe sur la série documentaire de Gilles Marchand intitulée Grégory, et qui traite de l'affaire Grégory Villemin. Je n'aime pas faire de la pub pour Netflix, mais cette mini-série en 5 épisodes est édifiante, parce qu'au delà de l'enquête, elle livre un portrait fascinant de la France des années 80 avec ses dérives judiciaires et ses égarements médiatiques (les interviews du journaliste Jean Kerr et du flic de la PJ Jacques Corazzi valent leur pesant de cacahuètes et méritent à eux seuls qu'on s'intéresse à la série).

Mais que vient faire Duras là-dedans ? La question est pour le moins légitime. C'est vrai qu'on ne s'attend pas à trouver une romancière dans ce triste brouillamini – à juste titre, puisqu'elle n'a pas plus de connaissances sur l'affaire que n'importe quel pékin qui regarde TF1. Oui, mais une romancière comme Duras « sent les choses », voyez-vous ! Elle « sait » ! Elle « sait » d'un savoir éminent, universel. Cosmique. Comme BHL.

L'intervention de Duras est tellement lunaire qu'on est partagé entre le fou rire et l'affliction la plus totale. Au départ, le journal Libération, qui cherche un angle d'attaque sur l'affaire, dépêche l'écrivaine sur les lieux du crime. Bon, pourquoi pas. Escorté par le jeune et sympathique Denis Robert (lui non plus, on ne s'attendait pas à le trouver dans cette sinistre tambouille), elle est tout à coup traversée par une révélation : « Le crime a existé ! » glapit-elle en s'agrippant à un Denis Robert pour le moins circonspect. Marguerite Duras se fait médium, mais une médium un peu ratée puisque de toute évidence, oui, le crime a existé : ça fait des mois que les médias tournent en boucle sur ce sujet. À ce moment du documentaire, on sourit gentiment de sa fantaisie.

Les choses se gâtent lorsqu'elle pond enfin sa tribune pour Libé. Le titre annonce la couleur : « Sublime, forcément sublime Christine V. » À l'intérieur, on trouve ces lignes : « L'enfant a dû être tué à l'intérieur de la maison. Ensuite il a dû être noyé. C'est ce que je vois. C'est au-delà de la raison. » Tué par qui ? Par la mère, bien sûr ! Et pourquoi ? Parce que Christine Villemin menait probablement une vie terne auprès de son mari, et que « la femme pénétrée sans désir est dans le meurtre » !

Toutes ces joyeuses allégations se font en dépit du bon sens, et surtout, de la présomption d'innocence. « On l'a tué dans la douceur ou dans un amour devenu fou », écrit encore notre médium goncourisé. Tout l'article est dans cette tonalité, partagé entre la mythologie de comptoir et la spéculation la plus outrancière.

Le pouvoir de nuisance de Duras ne s'arrêtera pas à la tribune. Plus tard, elle sera reçue par le juge Lambert en charge de l'affaire. L'idée vendeuse d'une mère infanticide, d'une Médée moderne venue venger toutes les femmes esseulées, infusera durablement dans l'esprit de nombreux médias et influera sur les choix d'un juge désemparé.

Je ne peux pas m'empêcher de citer Pierre Desproges qui, à propos du film Hiroshima mon amour, dira : « Marguerite Duras n'a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé. »

De Duras à BHL, nos intellos médiatiques se font tour à tour médium et devin. Et oublient au passage, par leur légèreté irresponsable, une évidence : les mots comptent, et engagent parfois des vies humaines. Cela s'appelle le pouvoir des mots.

Mathieu Maysonnave

Illustration : James Ensor, Les Mauvais Médecins, huile sur panneau, 1892 (Université libre de Bruxelles)


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