Mode sombre

Voici l'édito de la version papier du mois d'avril.

C’est un numéro plutôt colère qu’on vous livre là ! C’est le hasard qui veut ça. Le hasard ou l’époque. Le mois dernier, la guerre nous est tombée dessus à l’improviste. Enfin… disons qu’à force de conduire à fond de train avec des oeillères, les obstacles n’ont pas le temps de crier gare. Et le pouvoir parisien s’est arrangé pour que la guerre en Ukraine nous vole la campagne des Présidentielles. Pour nous servir à la place une campagne présidentielle, insipide comme le sont tous les communicants. Alors bien sûr, y en a que ça fâche !

Personnellement, je m’en fous un peu. Pas dans les grandes largeurs parce que l’horizon est tout de même un peu réduit. Et y a même plus de lumière au fond du tunnel. Nos élites autoproclamées sont corrompues comme jamais. Ce n’est pas d’en haut que viendra le salut. Il n’y aura pas d’élu providentiel. Il n’y en a jamais eu. Ni prophète ni messie. L’avenir sera donc à la puissance collective, aux fondés de pouvoir populaire et à la cause commune. Je m’explique.

Dans ce marasme général, certains s’énervent, d’autres votent, certains s’énervent à faire voter, d’autres votent pour énerver. Grand bien leur fasse ! Pour moi, la question est ailleurs, je pense que les grands enjeux sont à des années-lumières des urnes en plexiglas et des prospectus en papier glacé.

Certains de mes camarades gauchistes hurlent au bafouement des libertés individuelles et fondamentales. Tous les vrais républicains devraient en faire autant. Censure, propagande, mensonges d’État, répression musclée et tout le toutim des atteintes aux droits de l’homme. Le pouvoir actuel est fascistoïde: c’est une évidence que la majorité des Français refuse de regarder en face. Et ça va pourtant empirer. Mais l’essentiel ne me parait pas être là non plus. 

A Libres Commères, il va peut-être falloir réduire la voilure, être moins visible, renoncer au pignon sur rue, accueillir toujours plus d’articles sous pseudos. Mais la semi-clandestinité n’est peut-être pas ce qui nous attend de pire vu que l’ennemi y serait encore extérieur et identifiable. La bourgeoisie macronienne est aussi caricaturale et corrompue que l’était l’aristocratie décadente sous l’Ancien Régime. Elle est visible et on ne peut pas la rater dans son obscénité ostentatoire. 

Non, ce qui m’inquiète vraiment est plus insidieux, plus intérieur, plus profond. Cela a trait à notre aliénation libérale. Nous nous croyons encore libres, accrochés que nous sommes au droit de vote, à notre liberté de pensée, à notre épanouissement personnel, au bien-être que nous fait miroiter l’idéologie nationale. On nous a tellement bercés du Siècle des Lumières et de la Révolution de 1789, d’individualisme forcené et d’esprit critique toujours prêt, de démocratie éternelle et de bon droit inné, d’une vision anthropologique à la fois étriquée et confortable (tout pour ma pomme et resto du coeur pour les autres) que nous n’arrivons pas à tirer les conclusions qui s’imposent, et encore moins à tourner la tête vers l’issue de secours. 

Notre modèle techno-consummériste illusoirement libertaire touche pourtant à sa fin. Le capitalisme américain fait encore quelques pirouettes pour trouver la parade mais c’est cuit pour lui. Comme Biden, il n’en a plus pour très longtemps. La solution ne viendra pourtant ni de l’Est ni de l’Extrême-Orient qui sont pourtant en train de nous écarter gentiment du nombril du monde. Elle ne viendra pas non plus de Paris et surtout pas de Bruxelles. L’Europe allemande est dans les choux. Notre idée même de la démocratie ne tient plus la route. Les élections sont une pantalonnade aussi ennuyeuse qu’affligeante. Et Macron fait la danseuse !

Croire qu’on va s’en sortir dans ce cadre pourri jusqu’au trognon est une grande illusion. Croire qu’on va s’en sortir grâce à un vieux président (ou un président des vieux), un gouvernement de technoploucs en costard tout neuf et de pimbêches en écharpes tricolores, c’est du pipeau ! Imaginer une seule minute que tout pourrait changer par un vote, c’est croire au Père Noël ! Demain, on rase gratis ! Comme au Yémen !

Le ver est dans le fruit que nous sommes et nous sommes les fruits d’une illusion à la Française. Dole va encore s’étourdir de fanfares, de cirque et de bonne bouffe, boire trois canons de vin jaune avant d’incendier les Russes et les Chinois en accueillant le Tour de France de l’EPO. Formidable élan pour l’Ukraine par des gens qui n’ont jamais levé le petit doigt contre une expulsion d’Arméniens déboutés ou de Bangladais perdus. BHL tague notre devise à Kiev. L’Otan se fout de notre gueule. L’Allemagne se fout de notre gueule. En fait, le monde entier se fout de notre gueule. Et Macron fait la danseuse !

Il faut vraiment que nous ouvrions les yeux. Sur ce dont nous sommes véritablement faits pour déterminer ce dont nous avons véritablement besoin. « La France est une moyenne impuissance » titrait l’Express dès 1995. Si on a un rôle à jouer à l’international, c’est donc celui de la diplomatie, pas de l’embrouille militaire. Mais ce qui a constitué jusqu’ici notre exception planétaire, ce sont les idées nouvelles, politique et philosophique, anthropologiques pour ceux qui n’ont pas peur du mot. De nouvelles idées pour l’homme. Faudrait peut-être qu’on s’y remette !

Le taux de suicide est anormalement élevé en France. Tout le monde connait au moins une personne qui s’est donnée la mort dans les six derniers mois. Ça devrait nous alerter. On ne se fout pas en l’air uniquement parce qu’on est déprimé et incapable d’être heureux. On se supprime aussi parce qu’on ne trouve pas sa place dans la société, de signification à tout ce bordel. On a tous un besoin profond de trouver un sens commun à nos existences. J’appelle cela la « Cause ». C’est un souvenir de Sacco & Vanzetti, le film qui retrace le destin de deux anarchistes américains qui servent de boucs-émissaires à un système capitaliste corrompu et apeuré. Alors que Vanzetti se désespère, Sacco lui remonte le moral et la fierté en lui expliquant qu’eux deux, par leur droiture face à l’injustice, et même si cela les dépasse, ils servent la « Cause ». 

A nous de la dessiner, de lui donner des contours, une direction. Faut pas être trop pressé. On n’est pas au fast-food. On ne fait que planter les graines et on les arrose. Ça va mettre du temps à germer et encore plus à pousser. Sans doute parce qu’il y a des mauvaises herbes en nous. Le système s’y emploie, à faire croitre en nous des désirs à la con et à nous proposer des réponses toutes faites et hors sujet.

La preuve par l’Ukraine, la France s’enflamme pour une « bonne » cause après avoir fermé les yeux sur Calais et les noyés en Méditerranée. Hier, elle applaudissait ses soignants en regardant Salomon et Véran supprimer des lits d’hôpitaux.

L’heure n’est pas au soulèvement populaire. On a déjà donné et on a pas mal pris. Des jours assez sombres nous attendent mais pas forcément des jours malheureux. Il s’agit en fait de leur redonner du sens. Du sens commun. Dans une merde noire mais tous ensemble contre un ennemi bien défini: le profit à tout prix et ses abominations dont la situation en Ukraine n’est qu’une conséquence. Tant qu’à ouvrir les yeux, ouvrons-les sur nous même, pas en tant qu’individu névrosé mais comme collectif déboussolé. Ensuite, ce sera d’autant plus facile de dézinguer le capital.

Et n’oublions pas de nous foutre de la gueule de ceux qui nous marchent dessus. La bourgeoisie et ses godillots ont horreur du rire du peuple.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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