Ambroise Croizat, cotiser pour s'émanciper
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Ambroise Croizat, alors ministre du Travail, a été le maître d’œuvre de la mise en place du régime général de la Sécurité sociale et du système de retraite par répartition. Son passage au ministère n’est pas très long, de novembre 1945 à mai 1947, mais il laisse derrière lui le régime général de la Sécu, la retraite par répartition, les comités d’entreprise, la médecine du travail… bref tous les ingrédients de ce qui fait de notre système social un modèle unique pour des militants progressistes du monde entier. S’il n’invente pas tout ça tout seul dans son bureau, il en est toutefois la cheville ouvrière sans laquelle toutes ces belles idées révolutionnaires pour sortir du capitalisme seraient sans doute restées dans les tiroirs de la CGT.
Mais pourquoi ce quasi anonymat dans lequel il est retombé ? Pourquoi Ambroise Croizat n’est-il pas reconnu comme un bienfaiteur de l’humanité au même titre Pasteur dont on nous a rebattu les oreilles?
Eh bien, notre homme était un communiste de la première heure et l’est resté jusqu’à sa mort en 1951, à 50 ans. Sans vouloir être mauvaise langue, c’est sans doute la raison pour laquelle son nom n’apparait guère dans les livres d’histoire. Son collaborateur, le fonctionnaire gaulliste mais loyal Pierre Laroque est même plus souvent cité que lui. Heureusement l’historien Michel Étiévent dans une biographie très complète, François Ruffin dans un reportage pour Là-Bas si j’y suis, Bernard Friot dans ses essais sociologiques et Gilles Perret dans le documentaire La Sociale lui ont rendu justice et on pourrait bien voir le nom de Croizat refaire surface à l’avenir pour un public moins restreint que les cercles communistes et cégétistes. On s’y emploie à Résococo en tous cas.
Autre grand oublié de l’Histoire selon Gérard Da Silva cette fois : Georges Buisson, secrétaire de la CGT qui rédige en 1945 l'avant-projet d'ordonnance de la Sécurité sociale, pour qu'elle soit mise en place au 1er janvier 1946. Mais revenons à Croizat, qui va mettre en chantier le projet d’une sécurité sociale révolutionnaire.
Je vous passe le récit d’une vie de luttes sociales exemplaire. Et les travailleurs ne s’y sont pas trompés. Selon Michel Étiévent, un million de personnes ont suivi son cercueil jusqu’au Père Lachaise en 1951. Les images d’archives exhumées par Gilles Perret pour La Sociale sont éloquentes. L’actuel ministre du travail Olivier Dussopt peut toujours rêver: il y aura toujours plus de gens à vouloir l’enterrer vivant qu’à se disputer pour tirer son corbillard.
Croizat a élaboré « un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail », à savoir la maladie, l’accident du travail, la maternité (et la paternité, bref une certaine idée de la parentalité), la vieillesse, le chômage, l’incapacité ou le handicap. Croizat réussit, grâce à ses relais syndicaux dans toute la France, à insuffler sur le terrain une énergie parmi les adhérents de la CGT qui vont organiser eux-mêmes les caisses sur leur temps de repos, un boulot titanesque qu’ils vont pourtant boucler en moins de 8 mois dans une France qui sort de l’occupation nazie et des bombardements alliés. Il faut dire que « le ministre des travailleurs » selon l’expression de Marcel Paul avait un certain sens de la formule galvanisante : «Vivre sans l’angoisse du lendemain, de la maladie ou de l’accident de travail, en cotisant selon ses moyens et en recevant selon ses besoins», «dans une France libérée, nous libérerons les Français des angoisses du lendemain», « nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ». Et même, peu de temps avant sa mort, avant de quitter l’Assemblée nationale, il sort : « Jamais nous ne tolérerons que soit renié un seul des avantages de la Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir, et avec la dernière énergie, cette loi humaine et de progrès. » On y est !
Ce qu’il y a de révolutionnaire dans la Sociale, c’est son mode de financement par cotisation (et non par l’impôt) et d’administration par les assurés eux-mêmes, une manière de museler le patronat dont une bonne partie avait collaboré avec les nazis. Avec un budget plus conséquent que celui de l’État, on imagine la tête des organisations patronales mises sur la touche et cela explique l’acharnement avec lequel les représentant de la bourgeoisie, De Gaulle en tête, vont s’échiner à rogner les « conquis » sociaux du prolétariat d’après-guerre. Car au-delà du pognon versé, ce qui se faisait déjà dans des caisses privées depuis assez longtemps, c’est le fait que les sommes soient gérées par des employés qui hérisse les poils du patronat. S’il n’aime pas qu’on touche à son portefeuille, il déteste encore plus sentir le pouvoir lui échapper. Donner passe encore, céder, ça lui est insupportable.
La sécu, c’est donc avant tout un immense effort collectif, des milliers de petites mains, portées par un formidable espoir de justice et d’équité. Le capital et sa lopette qui ment comme il persiffle sont en train de tout faire pour assassiner la Sociale parce qu’elle représente un conquis proprement révolutionnaire, un bastion résolument communiste dans un monde livré au profit. Les néolibéraux et les réactionnaires attaquent, sous couvert de mutations démographiques inéluctables (vieillissement de la population) et d’analyses erronées (1), le versant « retraites » de notre modèle social : si on lâche sur ce flanc-là, c’est tout le reste du pactole qui risque bien de tomber entre les griffes des fonds de pension et des groupes d’assurances privées. Le procédé est le même que pour les autres services publics : vous laissez se dégrader la situation, en y donnant un petit coup de pouce si c’est nécessaire, et les utilisateurs finiront par réclamer la privatisation du service qui ne fonctionne plus faute de moyens, un manque motivé par la nécessité de faire des économies sous le prétexte tout fabriqué que nous vivrions au-dessus de nos moyens. Sauf que là, c’est un peu gros et ça ne passe plus. Les gens se rebiffent, pas toujours pour des raisons communes mais ils regimbent et il faut en profiter.
Alors on va descendre dans la rue mardi, manifester le plus bruyamment possible (ça manquait de slogans à Dole où ça sonnait F.O. dans les sonos) et puis il va falloir trouver 1001 façons de faire monter la pression : l’idée n’est pas seulement de réclamer l’abandon de la réforme de Macron. Certes la Sécu d’Ambroise Croizat et la mémoire de tous ces milliers de CéGéTistes de l’immédiate après-guerre méritent bien ça. Mais comme en 1945, il nous faut repasser à l’offensive. Pendant l’Occupation, le patronat a profité du régime pour faire trimer tout le monde. Remplacez l’occupant par la sacro-sainte crise, la dette à rembourser, la loi du marché, la concurrence internationale, le péril chinois, le modèle allemand, le Covid 19 et l’imminence de la 3ème guerre mondiale et vous trouverez tous les ingrédients d’un actionnariat qui trempe jusqu’à la gueule dans la malversation idéologique. Il est temps de reprendre la main sur les idées.
Le retraite par répartition, CE N’EST PAS « j’ai cotisé : j’ai droit ! ». Ça, c’est une version individualiste de la prévoyance, un raccourci par lequel les bourgeois assassinent la Sociale et nous amènent à penser capitalisation comme eux. Contre leur vision étriquée, il nous faut penser ainsi : « Je cotise : je libère le retraité de l’obligation de s'employer pour enrichir le rentier. » La retraite nous libère de l’obligation de produire pour enrichir l’actionnaire. Il nous faut repenser le travail, se sortir de la logique capitaliste de l’emploi et concevoir la retraite comme une conquête communiste. On se retrouve mardi dans la rue et on en reparle.
(1) La population française vieillit, c’est un fait et nous vivons en moyenne plus longtemps, surtout chez ceux qui ont les moyens de ne pas travailler. Il y a 40 ans, il y avait quatre travailleurs actifs pour financer une retraite, désormais il ne reste qu’un 1,7 actif pour un retraité. Mais aujourd’hui, grâce aux gains de productivité, un actif produit trois fois plus qu'il y a 40 ans. Je vous passe les calculs mais il est facile de comprendre d’où vient l’enrichissement des actionnaires du CAC 40. S’il y en avait besoin pour financer les retraites, il suffirait d’augmenter les cotisations patronales des entreprises aux profits mirobolants, ce qui reviendrait à rogner sur des marges astronomiques et des dividendes inouïs sans que les gras rentiers en pâtissent. J’ai bien dit, s’il y avait besoin, ce qui n’est même pas le cas: selon le COR, on n’est pas loin de l’équilibre sur quelques dizaines d’années. Le déficit de la caisse de retraites n’est donc qu’une invention du néolibéralisme pour nous faire bosser plus longtemps encore et nous priver plus longtemps encore de la liberté qu’offre la retraite: un salaire détaché de l’obligation de l’emploi capitaliste, c’est à dire de la nécessité de produire n’importe quoi pour enrichir des investisseurs privés. Le nombre de trimestres à cumuler pour un départ à taux plein pourrait être abaissé à 140, 130 et pourquoi pas 120 si nous restions dans un régime capitaliste. 50 ans, c’est l’âge auquel j’espère que Macron prendra sa retraite pour finir dans les oubliettes de l’Histoire, au rez-de-chaussée d’une barre de cité. On ne va tout de même pas en faire un martyr: économisons les balles et épargnons-nous les obsèques nationales sur BFM.
Pour aller plus loin à propos d'Ambroise Croizat: https://www.ihs.cgt.fr/ambroise-croizat-le-ministre-1945-1947/
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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