Politique

Violence légitime

Publié le 05/06/2023 à 14:45 | Écrit par Un radis noir | Temps de lecture : 04m10s

Dole. Manifestation spontanée à la tombée de la nuit. La police fait son job de sécurisation en coupant la circulation. Une huile locale bien grasse dans sa berline obtient le privilège de passer outre le barrage policier, sans doute pour gagner du temps, mais se retrouve bloqué par les manifestants : pas de bol. Las de discutailler avec la plèbe, le notable fait une brusque manœuvre en faisant une brève accélération pour intimider les gueux au risque d’en blesser un.

Autre manif spontanée. Des manifestants repèrent et interpellent une huile locale bien grasse dans une boulangerie qui l’avait invitée pour son ouverture (on se demande bien pourquoi). Interrompu dans ce pince-fesses mondain provincial, un commerçant faisant partie des convives assène soudain un coup de poing au visage d’un syndicaliste. S’ensuit une bousculade et l’arrivée rapide de la police, qui s’interpose entre les manifestants maintenus dehors et les bourgeois demeurés à l’intérieur.

Il faut s’interroger sur le fait que des notablieaux se sentent désormais autorisés à se laisser aller à leurs pulsions violentes les plus primaires. Ces individus sont-ils coutumiers de ce genre d’actes depuis longtemps, ou bien des verrous ont-ils récemment sauté dans leurs têtes ? Et dans ce cas – le plus probable – qu’est-ce qui les a fait sauter ? [1]

On peut trouver un élément de réponse dans la scène qui s’ensuit quelques instants plus tard devant cette même boulangerie. Un manifestant s’indigne auprès d’un flic que l’agresseur ne soit pas interpellé. L’OPJ lui rétorque alors qu’une telle arrestation serait illégale, puis ajoute qu’en revanche il aurait le pouvoir de l’embarquer lui, cet impertinent. Comme ça, arbitrairement.

Nul doute que si, à l’inverse, un syndicaliste avait frappé l’un de ces bourges, il aurait été embarqué sans délai et aurait sans doute eu droit à une garde à vue ou à une comparution immédiate.

Où l’on voit que la police soutient la bourgeoisie, qui elle-même soutient indéfectiblement la police, dont elle a absolument besoin pour maintenir ses privilèges ; les deux s’accordant à dénoncer en permanence le péril gauchiste. On pourrait ici parodier Coluche en disant que, dans les milieux autorisés, on s’autorise à frapper.

Ajoutons à cela la saturation de l’espace médiatique avec les mêmes poncifs répétés en boucle : les privilèges des riches sont légitimes (parce que le mérite, le talent) ; la violence de la police (quand elle n’est pas niée) est légitime (parce que Max Weber [2]) ; et la gauche est pour la violence (illégitime celle-là, forcément), le chaos et le terrorisme (parce que c’est rien que des méchants et des jaloux).

Illustration locale avec la parution dans le magazine municipal dolois d’une tribune dénonçant une violence « inacceptable dans une société démocratique » et des « actes inadmissibles d’intimidation », suite à un feu de sacs-poubelle devant le domicile du maire. Une dizaine de lignes avec des fautes syntaxiques telles que certains passages sont incompréhensibles, et pourtant cosignées par la trentaine d’élus municipaux de droite (jusqu’à l’extrême), montrant que la bourgeoisie ne se fatigue même plus à singer un semblant de pensée, mais se borne à vomir une bouillie d’éléments de langage classiques de la droite réactionnaire dont les médias nous gavent.

Parmi ces cosignataires, plusieurs protagonistes directs des incidents relatés dans cet article. Ils étaient aux premières loges, mais gageons qu’aucun n’aura rien vu de choquant ni ne dénoncera une violence inacceptable émanant de leur camp.

La bourgeoisie, sa police et ses médias sont entrés dans une spirale d’auto-légitimation de leur propre violence qui confine parfois au délire aveugle et barbare : rappelons qu’un grand bourgeois médiatique appelait à tirer à balles réelles sur les Gilets jaunes, qu’un poulaga s’esclaffait en direct à la télé de voir la main de l’un d’eux déchiquetée par une grenade, et que récemment encore, un élu de la droite mahoraise disait qu’il faudrait peut-être tuer des jeunes Comoriens. D’authentiques appels au meurtre, qui font quelques vaguelettes, alors que toute la droite s’épouvante de voir un ballon grimé en ministre éclaté par un député LFI, ou un mannequin frappé et cramé dans une manif carnavalesque.

La violence économique, politique et sociale des dominants, transformée en violence symbolique par les dominés, justifie finalement la violence physique contre ces dominés, conduisant certains d’entre eux à entrer dans le cercle vicieux de la violence physique.

La violence est toujours initiée – et son niveau fixé – par les dominants, prêts à tout pour conserver leur pouvoir et leurs privilèges.

Et c’est bien l’absence de démocratie qui conduit à la violence physique dans les conflits sociaux. Condamner cette violence ne sert à rien : il faut y apporter une réponse politique. Si la bourgeoisie était vraiment soucieuse de préserver la paix civile, alors elle renoncerait à imposer deux ans de travail contraint supplémentaires au peuple, ou au moins elle organiserait un référendum.

Moralité : pour la bourgeoisie, la violence est toujours légitime quand elle s’exerce contre ceux qui la dérange un tant soit peu, jamais quand elle va à l’encontre de ses intérêts. Dont acte.

 

[1] On recommande aux lecteurs intéressés par ces questions de régime d’autorisation pulsionnelle les travaux de Sandra Lucbert et de Frédéric Lordon.

 

[2] Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) disait que l’État revendique pour lui-même le monopole de la violence légitime ; il s’agissait d’un constat, et non d’une prescription ni d’une validation comme les bourgeois essayent de le faire croire.




À propos de l'auteur(e) :

Un radis noir

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