Mode sombre

On a fêté le centenaire de la naissance de Bernard Clavel il y a peu et en ce 16 novembre, on est quelques centaines à fêter le centenaire de celle de Jean Gagnepain. J’imagine que pour la plupart d’entre vous ce nom n’évoque rien alors que vous avez tous entendu parler de Bernard Clavel. On ne joue pas en effet dans la même catégorie sans compter que Gagnepain a fait toute sa carrière de l’autre côté de la France, à Rennes, où il avait créé un département des Sciences du langage. Et oui, le bonhomme était linguiste de profession, pas spécialement polyglotte, encore qu’il ait passé une dizaine d’années en Irlande à étudier les langues celtiques. 

Doctorat en poche, Gagnepain est nommé professeur à l’Université de Rennes en 1958. Je vais croiser sa route 25 ans plus tard et ça va changer ma manière de voir le monde. On ne dirait pas comme ça, j’ai l’air à peu près normal mais grâce à Gagnepain, je coupe tout en quatre. Dans les années 80, on était déconstruit sans que ce soit un gros mot.

Ce qui a changé le destin de Gagnepain, c’est sa rencontre avec Olivier Sabouraud, professeur à la faculté de médecine de Rennes et chef du service de neurologie du CHU de Rennes. Celui-ci est d’ailleurs mort quelques mois après son ami. Grâce à lui, Gagnepain a pu avoir accès à l’observation des aphasiques. Pour le linguiste qu’il était, cela a été une révolution: le modèle du langage, tel qu’il l’avait jusque-là conceptualisé, ne correspondait pas du tout avec la réalité du terrain clinique. A force d’étude, d’hypothèses et de tests, le linguiste et le neurologue en sont arrivés à travers l’aphasie, trouble de la grammaticalité du langage, et non de l’écriture ou de la communication, à élaborer un modèle qui explosait tous les autres, et notamment la Grammaire générative de Chomsky plutôt hégémonique à l’époque où j’ai fait mes études. Et le génie de Gagnepain, c’est d’avoir eu l’idée de transposer ce modèle structural, dialectique et inconscient sur la technique, la sociologie et l’axiologie (étude des valeurs), autrement dit il a proposé à partir des années 70 un modèle de l’humain dans sa totalité: la théorie de la médiation qui est une anthropologie (étude de l’humain) clinique (rien n’est avancé qui ne soit testé sur des patients aphasiques, atechniques, pervers ou psychotiques, névrosés ou psychopathes) comme Freud l’avait fait avec plus ou moins de rigueur. L'idée, c'est que quelque soit le domaine (pensée, technique, société ou éthique) le processus est le même: socle animal des fonctions supérieures, abstraction structurale dans l'instance analystique et réinvestissement contradictoire dans le concret. Un va-et-vient incessant qu'on appelle la médiation qui se déroule simultanément sur quatre plans qui se recoupent. Ce qui a l'air compact est en fait au croisement de plusieurs analyses bien distinctes. Finie la pluridiscipline, on est dans l'interdiscipline mais il n'y en a plus que quatre: glossologie, modèle du Signe; l'ergologie, modèle de l'Outil; la sociologie, modèle de la Personne et l'axiologie, modèle de la Norme.

Inutile de vous dire que Gagnepain ne s’est pas fait que des amis: ce n’est jamais facile d’abandonner ce qu’on croit maitriser. Surtout si on est docteur ès quelque chose.

Gagnepain avait donc environ 60 ans quand je l’ai découvert. J’ai suivi ses cours avec assiduité, un peu moins ses séminaires qui me dépassaient tout de même un peu. Il faut dire que le bougre n’est pas toujours facile à suivre. Ça ne l’empêchait pas d’être passionnant. A lire, c’était une autre affaire. On photocopiait l’unique exemplaire de la BU du volume 1 de « Du Vouloir Dire », aujourd’hui disponible en PDF gratuit sur le site de l’Institut. Mais autant vous dire que ce n’est pas de la tarte à lire. Pour ceux qui veulent s’initier à la théorie de la médiation, j’ai créé un site, l‘Anthropologie pour les Quiches, aujourd’hui agréée par l’école médiationniste elle-même. Si la pensée du site est orthodoxe, la manière d’aborder la théorie l’est moins: à mon âge, on ne se refait pas. Et Gagnepain aurait sans doute aimé cette manière de faire car aussi sérieux que l’est ce qu’il a apporté à la connaissance de l’être humain, le professeur n’en demeurait pas moins un ironiste hors pair. Il était cependant capable de reconnaitre ce qu’il devait à ses prédécesseurs (Saussure, Freud et Marx principalement) sans pour autant sacraliser leur apport. J’ai sans doute fait de même avec sa pensée. 

Mais la théorie de la médiation, parce qu’elle cherche à rendre compte de tout ce qui est spécifiquement humain (et y arrive), réclame des efforts. C’est pas du tout cuit. On est loin du simplisme d’un Harari mais c’est nettement plus fun que Bourdieu, et surtout plus stimulant. Ça n’empêche pas de lire Bourdieu mais ça nécessite des réajustements. La théorie de la médiation permet justement de réajuster pas mal de théorie, de Spinoza à Nietzsche, de Darwin à Lacan. Ça remet tout le savoir anthropologique en perspective, en d’autres termes, ça fait le ménage et ça réagence. 

Gagnepain est mort en 2006 et si parmi ses disciples, il y avait des pointures pour la recherche, les médiationnistes pêchent un peu par manque de médiateurs justement. Le département où j’ai étudié n’existe plus mais on y organise une journée d’étude spéciale le samedi 18 novembre. Çà et là, à Paris et à Louvain, il existe quelques noyaux d’enseignants, de chercheurs ou tout simplement d’amateurs éclairés. La revue Tétralogiques parait régulièrement en libre accès. De temps à autre, un psychiatre moins formaté que les autres fait un appel à la communauté clinique pour lui dire d’aller s’intéresser à la théorie de la médiation mais la situation n’est pas brillante. D’ailleurs l’est-elle pour la pensée en général. Ah! si au lieu de s’enticher de Spinoza, Lordon était tombé sur le volume 2 de « Du Vouloir Dire »… et si les zététiciens dépensaient leur énergie là où il faut.

Toujours est-il qu’il existe dans ce pays une théorie de l’humain qui propose en quatre volets de comprendre comment nous nous arrachons perpétuellement à notre état d’animal sans jamais nous en extraire définitivement, comment nous sommes le lieu de conflits sans fin sur les quatre plans qui nous constituent, comment notre humanité tient aussi bien à nos capacités techniques que langagières, sociales ou morales, comment nous créons de la valeur, du concept, de la machine ou de la communauté, de la beauté comme du bien, de l’hypocrisie comme de la vérité. Y en a vraiment pour tout le monde. Et chacun peut apporter quelque chose à cette manière de nous comprendre. Est-ce utile d'ajouter qu'en comprenant mieux le fonctionnement de l'humain, le monde se porterait mieux?

Il me reste encore 24 ans pour atteindre l’âge de Gagnepain sur son lit de mort: l’Anthropologie pour les Quiches a donc de beaux jours devant elle si la goutte ne me met pas le pied dans la tombe avant. A la revoyure!


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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