Mode sombre

Jeudi 4 janvier, 9h21: Je tire la chasse et mon ouaoua matinal file aux oubliettes. Je sors des toilettes et je vais pour le laver les mains. Y a jamais beaucoup de pression dans l’évier de la cuisine, mais là, le filet d’eau qui s’amenuise a des allures de miction impossible.

9h22: Je vide le mini-ballon pour me rincer: on n’a aucune autonomie avec notre chauffe-eau. Je contemple le plat du crumble qui trempe sur la gazinière et je me dis qu’on est mal barré. A l’étage, là où se trouve la salle de bains (posez pas de questions, c’est un appartement biscornu dans un immeuble très ancien, dans le très vieux Dole), ma belle-mère qui n’est pas tout jeune non plus crie qu’il y a plus d’eau. Je lui réponds que ça va revenir. 

9h25: Ça n’est pas revenu.

9h26: Je descends voir dans la rue s’il y a des travaux ou au moins une camionnette de la compagnie des eaux. Rien. En remontant, je sonne chez la voisine. - Vous avez de l’eau? - Euh… - Au robinet, je veux dire. Elle checke: elle crie d’abord que oui et puis, ah, ben non. Je redescends au restaurant à côté: ils ont de l’eau. Tout est normal.

9h39: Je fais le point. On vit dans un vieux quartier et les tuyaux de la flotte prennent des chemins détournés. On partage le compteur à eau avec les deux autres co-propriétaires. Ma voisine du dessous n’est pas inondée, donc il faut que j’aille voir le troisième larron de l’affaire. C’est le proprio d’un autre restau un peu plus loin. Je vais aller voir mais je me dis que je vais appeler Doléa avant. Ma belle-mère est descendue: elle a décidé de rester en pyjama pour attendre le retour de l’eau. Ça me met un peu plus la pression.

9h55: Je trouve le numéro d’urgence de Doléa, on répond assez vite sans me balader partout et honnêtement, je suis surpris. Mon interlocutrice me demande mon numéro de compteur. Je lui explique qu’on partage un compteur avec les autres proprios et que l’autre propriétaire se prénomme Linda Duchamp (en trouvant ce pseudo, je ne pensais vraiment pas qu’il existait une Linda Duchamp sur cette planète, eh ben, j’en ai dégotté deux rien que sur Linkedin). Bref, on retrouve le compteur grâce à l’adresse sauf que ça ne sert à rien parce qu’ils ne vont pas intervenir si… - Vous avez demandez à vos voisins des immeubles d’à côté? - Euh, non, enfin, il y en a un qui n’est pas là, je crois, et puis… C’est le protocole, j’imagine? - Oui, enfin la procédure. On ne peut pas intervenir si… - Et il n’y a pas de travaux en cours dans le quartier. - Ça n’en a pas l’air. - Et si mon voisin est parti en vacances? - Essayez plutôt de trouver un voisin qui soit là. 

10h13: Je trouve le proprio du restaurant du dessous qui n’est pas ouvert mais comme c’est aussi le proprio de la pizzeria qui… de toutes façons, il est en rendez-vous et le personnel n’a pas l’air motivé pour le déranger. Sur le chemin du retour, je vérifie dans un autre resto qu’ils ont de l’eau… de l’eau du robinet bien sûr, ça coule de source! Aucun problème derrière le bar.

10h35: Coup de fil de Bureau Vallée. La photocopieuse est en carafe (sans jeu de mots). Ils attendent le technicien. Ah oui, j’avais oublié de vous dire que… Allô, c’est le directeur de la publication qui vous parle… le canard vient d’être bouclé. La maquette est partie à la reprographie dès 9h00 et que j’attends un coup de fil pour dépêcher ma femme afin de récupérer les exemplaires à sa sortie du boulot. Tout était prévu sauf une défaillance du photocopieur. Y a des jours comme ça… Ma belle-mère s’est résignée à s’habiller sans se doucher. - Tu as bien pensé à appeler l’EDF? - Oui, Brigitte, mais ça ne vient pas d’eux. On a un problème d’eau, pas d’électricité. - Ah ben, c’est déjà pas mal d’avoir du chauffage, non? Dans le Pas-de-calais, le journal dit que des pauvres gens n’ont pas d’électricité depuis plusieurs jours. En effet, vu sous cet angle, mais je redescends quand même voir l’autre restaurateur, mon co-proprio qui me dit qu’il a de l’eau chez lui. Merde… mais d’où ça peut bien venir? J’informe ma voisine au passage de l’état de mes recherches: elle semble plutôt résignée. Bon, il n’y a plus qu’à attendre que ça revienne. 

11h37: Je vérifie une nouvelle fois le robinet de l’évier: légers borborygmes dans la tuyauterie mais de jet d’eau nenni ma foi! J’urine tout de même un coup et je me nettoie le bout des doigts avec une lingette. Avec Brigitte, on déjeune tôt parce que je bosse à 13h00. Pas longtemps mais tout de même. Ça fait tout de suite un peu plus de vaisselle. Il nous reste quatre bouteilles de Courmayeur: la flotte n’a pas très bon goût mais ça fait l’affaire pour se laver les mains. Dans les toilettes, la situation va devenir critique.

11h57: J’appelle à nouveau Doléa. Par chance, je tombe sur la même employée qui ne m’a pas oublié mais qui me confirme qu’il faut que je vérifie bien que les habitants de ma rue ont tous l’eau. Ah mince! J’avais oublié ça. Le temps de descendre et la boite d’assurances d’à côté est fermée pour le déjeuner. 

12h45: J’arrive au boulot et je me force à faire un petit pipi, mais pas plus non plus, et je me rince copieusement les mains. Quelle pression! Ça fait un bien fout!

15h00: Je suis de retour du boulot. Pas de travaux dans la rue. Je monte vérifier qu’il n’y a toujours pas d’eau. Je redescends chez les assureurs. A l’accueil, l’hôtesse n’a l’air au courant de rien mais une voix m’arrive du fond de l’agence. Une dame blonde déboule et m’annonce qu’il y a eu ce matin une inondation dans un appartement au-dessus de l’agence. Elle a appelé le syndic et il est venu couper l’eau un peu après 9h10: ça correspond. Ce qui correspond moins, c’est que mon arrivée d’eau corresponde aussi à celle de l’immeuble d’à côté. Je quitte l’agence en disant à la dame des assurances que, si elle avait besoin de moi pour l’aider à remplir la déclaration de dégât des eaux, je repasserais volontiers. Rires.

15h07: Je sonne chez la voisine, je lui explique la situation qu’elle prend avec philosophie, ma belle-mère descend pour aller se promener, je lui explique la situation qu’elle n’entend pas en entier et je lui conseille de ne pas hésiter à se laver les mains à l’extérieur, voire plus si possibilité. Rires.

16h03: Mon beau-fils arrive des Pyrénées en voiture. Il est déjà au courant pour l’eau. Il redescend acheter des packs et revient avec deux fois cinq litres. A son retour, je lui explique qu’on a un copain qui habite à l’autre bout de la rue où il y a de l’eau. Mais il peut attendre.

16h45: J’appelle Bureau vallée: la photocopieuse est repartie et Libres Commères est prêt. Je m’octroie une tisane ventre plat.

17h30: Ma femme arrive avec les journaux. Je vérifie: tout baigne. Sauf le plat à crumble… 

17h37: Je pars pour déposer les journaux chez Mumu. Ma femme me dit de demander chez les assureurs le nom du syndic. A l’agence, l’hôtesse n’a toujours pas l’air de savoir de quoi il retourne. Mais une voix derrière me crie: c’est la Prodegym (en fin presque…) En chemin, je passe un coup de film à ma femme qui me rappelle pour me dire que si elle avait su plutôt que c’était eux… bref, elle les appelle. 

17h50: Les journaux sont en place chez Mumu. Je récupère quelques pièces jaunes dans le tronc et les vieux numéros sur le présentoir.

17h51: Ma femme a appelé: ça ne répond pas chez Prodegym mais ça ne ferme qu’à 18h00 et c’est pas loin dans la rue des Arènes. - Va les secouer et dis-leur qu’on a tout de même une personne âgée à la maison. C’est des mous et on va quand même pas passé le week-end sans eau.

17h55: Je trouve l’agence, c’est encore ouvert, une employée attend au desk, derrière son écran de plexiglas qu’ils n’ont pas enlevé depuis le Covid. Je lui dis d’où je viens et pourquoi. Mon cas lui dit quelque chose. J’insiste pour lui dire qu’on a tout de même une personne âgée à la maison. Elle me dit qu’elle va envoyer un mail à son collègue qui s’est occupé de l’affaire comme ça, demain en arrivant, il aura tout le dossier. Je laisse mon numéro de téléphone. Si je l’avais su par coeur, j’aurais laissé celui de ma femme. Mais si je sors mon vieux Samsung pour trouver le numéro, c’est sûr que le syndic ne va jamais me rappeler.

18h10: De retour chez moi, je trouve deux seaux et je descends avec mes bottines en caoutchouc dans le passage Rainier III. La Grande Fontaine déborde de flotte et je n’ai pas de mal à remplir mes deux seaux, mais pas trop quand même pour ne pas en foutre partout. Dans la rue en croisant des touristes, je me demande si je ressemble plus à Cosette ou à Jean Valjean.

18h23: Je vide le premier seau dans la cuvette des chiottes… qui respire.

18h24: Le chat manque de renverser l’autre seau. Ça fait rire Brigitte. Moi un peu moins: manquerait plus qu’une inondation.

18h25: On décide d’abandonner le projet Mont-d’or pour éviter une vaisselle déjà difficile en temps ordinaire. Putain de fromage fondu! Mais la pizzeria ne répond pas.

18h32: Brigitte demande à quelle heure on va manger. Je me lave les mains dans l’eau de la fontaine. Après coup, je me demande si c’est une bonne idée, rapport aux bactéries et tout le barnum. Pas question de faire la vaisselle avec en tous cas. Mon épouse a déjà sorti des assiettes en carton.

18h45: La pizzeria ne répond toujours pas. Mon beau-fils décide d’y aller directement. Il rappelle: elle est fermée. Mais à côté, ils ont démarré le service.

19h25: On attaque les pizzas encore bien chaudes. On s’est lavé les mains à l’eau de source mais avec parcimonie. Trois fois pendant le repas, je suis tenté d’aller me rincer la bouche car je n’arrive pas à manger très proprement ma pizza au chorizo. J’en ai aussi un peu marre de m’essuyer avec ma serviette en papier parce que ça m’irrite un peu à la commissure des lèvres: je me suis rasé ce matin à 8h45 et j’ai la peau sensible. Au cours du repas, on évoque la possibilité d’aller à la piscine municipale le lendemain. Je suis pas très chaud pour raison idéologique. Je menace Brigitte de l’envoyer faire sa lessive à la main dans la Grande Fontaine si elle ne mange pas proprement. J’espère simplement que le portail qui ferme théoriquement l’accès à la fontaine ne marche plus, histoire d’aller remplir mes deux seaux tranquillou bilou avant de me coucher en prévision de la grosse commission du matin.  

20h14: On commence à faire un semblant de vaisselle pour les quelques couverts qu’on a dû utiliser. Putain de fromage fondu! Ça accroche. On économise au maximum mais le niveau du premier bidon d’eau minérale descend vite. 

20h23: La tuyauterie se met à gargouiller joyeusement. Le ballon émet un gros blurp et la chasse d’eau fait un bruit gentiment familier. Au-dessus, dans la salle de bains, le robinet donne tout ce qu’il peut: encore un coup de Brigitte! L’eau est revenue: on est à deux doigts de faire couler le champagne! Dans l’évier, c’est pas la grosse pression mais je m’attaque sans attendre au plat de crumble. On en profite aussi pour vider le seau d’eau de la fontaine dans les WC et on refait le plein dans la douche au cas où: c’est quand même un peu bizarre que ça reprenne à cette heure-là. 

21h12: En me lavant les dents, quelques pensées me viennent à l’esprit. On prend trop souvent avec l’évidence du déjà-là des choses qui sont des conquêtes humaines. On tourne le robinet et l’eau coule sans qu’on ait besoin d’y penser. C’est automatique et on finit par oublier que cette eau-là ne coule pas de source, qu’il y a toute une infrastructure derrière et beaucoup de travail. Je me dis que ce serait un sacré boulot de repasser en régie municipale. Et puis en recrachant une dernière fois, une pensée finale jaillit sous mon crâne: tant que ça fonctionne, on ne se préoccupe pas de savoir comment ça marche. C’est le principal problème avec le confort technique: il nous sert autant qu’il nous rend dépendants.


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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