Politique

Babeuf, trop en avance sur son siècle (2ème partie)

Publié le 22/09/2024 à 16:27 | Écrit par Christophe Martin | Temps de lecture : 04m19s

 

Nous avions laissé Babeuf en prison pour une affaire de faux en écritures publiques qui lui avait fait quitté sa Somme natale. Il en sort acquitté.

Dix jours après sa remise en liberté, Robespierre est arrêté, promptement jugé et guillotiné le 28 juillet 1794. Babeuf qui soutenait pourtant globalement les Montagnards s’est montré critique vis-à-vis de la répression violente durant la Terreur, cet état d’exception mise en place pour sauver la Révolution menacée de l’intérieur et de l’étranger. Était-il suffisamment informé sur la gravité de la situation et la nécessité de la répression? Les débordements sanglants ont-ils faussé son jugement, lui qui prônait une improbable « insurrection pacifique »? Toujours est-il que « Maximilien l'Exterminateur » est sans doute une formule malheureuse qu’il n’aurait jamais dû écrire à propos de l’Incorruptible, d’autant que la position des Montagnards en faveur de la « parfaite égalité » pour laquelle Babeuf milite depuis déjà plusieurs années et qu’il va continuer à promouvoir contre la réaction thermidorienne, va dans le sens de son égalitarisme socio-politique. 

En septembre 1794, il publie « Le Journal de la Liberté de la Presse », qui devient « Le Tribun du Peuple », un titre nettement plus vendeur pour ce canard d’opinion qui attaque sans détour les nouveaux détenteurs du pouvoir et acquiert un lectorat important: il faut savoir qu’à l’époque, à cause de l’analphabétisme, on se réunissait dans les cafés autour d’un lettré qui faisait une lecture publique des articles dont on discutait ensuite les idées. Dans le même temps, Babeuf fréquente le Club Électoral, un club de discussions de sans-culottes qui, avec l’éviction de Robespierre, avaient néanmoins perdu de leur force de pression musclée et insurrectionnelle des années 92-93. A noter que Babeuf réclame l’admission des femmes dans les clubs. 

Tallien qui a intrigué pendant toute la Révolution l’accuse d’outrage envers la Convention et il est incarcéré pendant plusieurs mois à Arras. En prison, il fait la connaissance d’Augustin Darthé et de Philippe Buonarroti avec lesquels il se lie d’amitié. Amnistié comme pas mal d’autres, le 18 octobre 1795, Babeuf relance « Le Tribun du Peuple ». Au Club du Panthéon qui compte avant sa fermeture pas moins de 2400 membres, Babeuf qui n’en fait pas partie y prononce pourtant des discours qui marquent les esprits et qu’il fait reproduire dans son journal: il y développe sa doctrine égalitariste. 

Une fois le club fermé par Bonaparte lui-même sous mandat du Directoire, Babeuf est contraint à la clandestinité. Avec ses fidèles (Darthé, Buonarroti, Maréchal, Lepeletier, Antonelle, Debon) constitués en un directoire secret, il crée et coordonne le réseau des « Égaux » qui compte des ramifications partout dans Paris et dans de nombreuses villes de Province. L’objectif de la conjuration est de mettre en application la Constitution jacobine de l’an I adoptée en 1793 qui vise l’égalité parfaite, le bonheur commun, la vraie démocratie et qui passe, pour Babeuf, par la collectivisation des terres et des moyens de production, l’abolition de la monnaie, le logement des pauvres chez les riches, des distributions de vivres alors que l’inflation flambe. Les propositions des Égaux en faveur des couches populaires sont concrètes et séduisantes.

Mais la Constitution de 1795, celle qui est alors en vigueur et qui a porté le Directoire à la tête de l’exécutif, repose sur la liberté et la propriété privée. Babeuf souhaite au contraire que l'État soit propriétaire des biens fonciers et les distribue en usufruit aux agriculteurs : les biens produits seraient ensuite rassemblés afin d’être équitablement redistribués. Pour que ce régime fonctionne, Babeuf voudrait imposer une démocratie directe alors que le Directoire avait restauré le suffrage censitaire, ainsi qu’un système d'éducation performant pour favoriser l'ascension sociale. Pour appliquer ce programme pour le moins radical dans la lignée de la révolution montagnarde, Babeuf estime qu’il faut passer par un parti unique qui appliquerait une dictature durant un délai aussi bref que possible. C’est à se demander si Lénine… Tout aussi saisissant, Babeuf a écrit un article intitulé « Quoi faire » et on serait très tenté d’y voir l’inspiration directe du « Que faire? » du révolutionnaire russe. Mais ce raccourci reste spéculatif.

Bruno Guigue souligne le fait que la pensée de Babeuf préfigure le cheminement dialectique du matérialisme historique. Bon, j’arrête de faire le malin : Babeuf ajuste constamment ses idées de fond à leur possible application. D’une répartition équitable des terres en parcelles privées dans le « Cadastre Perpétuel », il évolue lorsqu’il juge les esprits assez mûrs, dans le « Manifeste des Plébéiens », vers la suppression de la propriété particulière des moyens de production, d’en établir une administration commune, d’attacher chaque citoyen à l’industrie qu’il connait et d’en déposer le fruit au magasin commun avant qu’il ne soit réparti dans la plus scrupuleuse égalité. On mesure le chemin parcouru en cinq ans et aussi le danger pour le nouvel ordre bourgeois qu’un tel projet pouvait représenter : on dirait Lip avant l’heure. Robespierre avait tenté d’extirper des esprits l’idée d’une propriété individuelle aussi sacrée que la liberté. Babeuf va combattre cette institution bourgeoise que le Directoire entendait bien préserver. En outre, il va lier la « communauté des biens » à la « communauté des travaux », c’est à dire que le Babouvisme associe l’idée de biens collectifs à l’obligation de participer à sa mesure à l’effort commun d’exploitation: pas question d’attendre en effet que les autres fassent le boulot pour profiter du résultat. Dès lors, la Conjuration des Égaux devenait l’ennemi idéologique des bourgeois thermidoriens. Pas plus que les aristos, ils n’étaient disposés à se retrousser les manches et à mettre les mains dans le cambouis, et surtout à lâcher du terrain sur la conception de la propriété. (à suivre…)




À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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