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De Mickey Mouse à Che Guevara, une trajectoire improbable - 3ème partie : Notre toubib à la Havane (1962-1968)

Publié le 20/10/2024 à 09:17 | Écrit par La Rédac' | Temps de lecture : 23m24s

LE MIRADOLE.- Nous nous étions quittés sur Erich Fromm sur lequel j'ai lu quelques petites choses et j'ai été surpris de découvrir qu'il avait séjourné au Mexique. 

MICKEY.- C'est ça  ! J'étais passé intellectuellement des œuvres de Freud dont mon père était le contemporain à Fromm qui, en tant que psychanalyste, faisait une lecture politique et surtout marxiste de la psychanalyse. Avant de quitter la France, j'avais travaillé, étudié, essayé de comprendre Freud et ça n'est pas toujours aussi facile qu'on peut s'imaginer ! A Mexico, je me suis enthousiasmé pour les œuvres de Fromm qui venait de l'Ecole de Francfort. C'était finalement plus facile à comprendre que Freud et plus en prise avec notre temps.

LE MIRADOLE.- Il a eu par la suite un différend avec Lacan et fait un peu figure d'anti-Lacan.

MICKEY.- Je ne connais pas bien ce chapitre- là. J'ai donc lu Fromm et quand j'ai fait la connaissance de Cabrera qui l’admirait beaucoup, nous l’avons maintes fois commenté.

LE MIRADOLE.- Effectivement on a parlé de Cabrera dans le deuxième entretien.

MICKEY.- C’était l'un des maîtres de l'électrocardiographie qui faisait la renommée de l’institut. A l'époque, les deux piliers de la cardiologie moderne étaient l’électrocardiographie, puisque l’échographie n’existait pas encore, et le cathétérisme, c’est-à-dire la mesure des pressions dans les différentes cavités du cœur. C'était l'électrocardiographie qui dominait l'étude intellectuelle de la cardiologie. Mais on accordait aussi beaucoup de soin à la clinique, c’est- à-dire l'auscultation cardiaque. On apprenait ça lentement, patiemment, car c’était un véritable art de l'écoute, au sens propre du terme.

LE MIRADOLE.- Au stéthoscope ?

MICKEY.- Oui. Le stéthoscope était fondamental et il fallait savoir s'en servir. On avait des profs très qualifiés, passés maîtres dans l’auscultation cardiaque. On enregistrait également les sons sur du papier qu’on réécoutait ensuite. Et puis, parallèlement à l’auscultation, il y avait donc l'école d'électrocardiographie dont Cabrera était l'un des maîtres. Comme j'ai eu la chance d'avoir son amitié, j'ai appris beaucoup de lui, d'abord bien sûr en cardiologie, mais aussi en musique. Il était lui-même pianiste et avait étudié le piano avec le grand pianiste chilien, Claudio Arrau. C'est ainsi que je suis devenu familier de ses cours. J'ai appris par là-dessus qu'il était marxiste, bien que d'origine traditionaliste mexicaine, c'est à dire bourgeois catholique pratiquant. Il avait été, par suite d’événements et circonstances divers, amené à mettre en question ses croyances et abandonné le culte catholique et la messe du dimanche… C'est lui qui m'a raconté ça… Il est devenu très opposé aux enseignements de l’Église et marxiste matérialiste historique !

LE MIRADOLE.- Avec une base philosophique importante ?

MICKEY.- Oui, très importante.

LE MIRADOLE.- Ce qui n'est pas le cas de tous les marxistes qui arrivent souvent à la théorie par l'action politique sans avoir de base philosophique.

MICKEY.- Ainsi, il était radicalement opposé à l'autre grand maître d’électrocardiographie de l'Institut, Sodi-Pallares, son opposé à tous égards, physiquement et moralement, conservateur et catholique. Ils étaient donc en lutte perpétuelle, surtout politiquement, et le directeur de l'Institut de Cardiologie, le professeur Chavez, avait beaucoup de mal à concilier leurs deux points de vue. Chavez était très francophile. Il avait travaillé avec les grand cardiologues français, et très attaché à la tradition médicale française. Il avait donc essayé de transposer dans son institut à Mexico les façons françaises de faire de la médecine clinique. On accordait donc  beaucoup d'importance au patient, à l'interrogatoire, à la mise en histoire de son affaire. C'était un grand organisateur mais très autoritaire. Toujours est-il que lorsqu’un grave conflit a éclaté entre les deux professeurs, il a pris parti pour le traditionaliste et Cabrera s'est trouvé en porte-à-faux. C'est à ce moment-là qu'il a décidé de partir pour Cuba. 

LE MIRADOLE.- On peut avoir quelques dates ?

MICKEY.- L'époque à laquelle ça s'est passé, c'est précisément lorsque les mercenaires que les Américains avaient recrutés...

LE MIRADOLE.- C'est l'épisode de la Baie des Cochons !

MICKEY.- C'est ça, la Baie des Cochons. Ça a foiré et les Américains ont donc reflué. Cela a donné beaucoup d'assurance à Fidel (NDLR : Fidel Castro) et de confiance populaire dans la révolution cubaine. C'est à ce moment-là aussi que Che Guevara a suivi Fidel et je me souviens que je voyais sur les nouveaux billets de banque, la signature du «  Che  »... Dieu sait pourquoi ! Parce qu'il n'avait rien d'un banquier ! Il avait néanmoins été chargé des questions bancaires et Fidel l'avait nommé momentanément Ministre du Commerce.  

LE MIRADOLE.- Mais il n'a pas été Ministre de la Culture ?

MICKEY.- C'est alors que le Che est devenu le collaborateur de Fidel. Et Cabrera est arrivé à ce moment-là...

LE MIRADOLE.- C'est à dire assez tôt dans la révolution.

MICKEY.- Très vite. Mais Cabrera n'a pas du tout œuvré pour que moi, j'aille à Cuba. C'était son affaire et il estimait qu'il n'avait pas à entraîner les autres dans cette histoire-là. J'ai même appris qu'il était à Cuba un peu comme ça, par hasard, à cause de la bagarre avec la direction de l'Institut de cardiologie. Il est parti discrètement. A cette période-là, j'étais aussi ami avec un médecin costaricain qui était marxiste.

LE MIRADOLE.- Ça fait quand même beaucoup de médecins marxistes. C'était dans l'air du temps  ?

MICKEY.- Oui. Surtout en Amérique latine. Il y avait beaucoup de pays d'Amérique latine qui étaient en crise chronique avec cette histoire. Ce Costaricain, je l'avais rencontré par hasard, on avait sympathisé, on parlait beaucoup ; il était marxiste militant, inscrit au Parti communiste. Je ne sais pas quelle fonction il occupait, mais il avait des  responsabilités à San Jose au Costa-Rica. 

LE MIRADOLE.- Cabrera n'était pas au Parti ?

MICKEY.- Pas à ma connaissance. Tandis que l'autre oui. On est devenus amis et puis un jour, il m'a dit  : mais si tu es aussi attaché à cette cause marxiste, pourquoi ne vas-tu pas à Cuba  ? Les Cubains ont besoin de nous en ce moment. Ça ne va pas, il y a des problèmes graves ;  beaucoup de médecins sont partis… Beaucoup de médecins avaient en effet émigré parce que les médecins sont conservateurs en général …

LE MIRADOLE.- Eh eh eh, je bois du petit lait... comme tous les métiers libéraux finalement. Ça ne s'appelle pas libéral par hasard !

MICKEY.- Et donc les médecins avaient déserté Cuba pour se réfugier, si on peut dire, en Floride. C'est là qu’ ils allaient et les Américains les accueillaient à bras ouverts… Il y avait donc une pénurie de médecins à Cuba et elle était telle que les principaux hôpitaux de la Havane avaient dû fermer leurs portes. Il y avait à la Havane deux principaux hôpitaux  : l'un, l'Hôpital National, était un hôpital général et l’autre était un hôpital pédiatrique. Ils étaient situés dans la même zone, un peu en dehors de la ville. Les deux étaient fermés. Mon collègue costaricain m'a aidé à faire un courrier parce que je parlais l'espagnol mais je ne l'écrivais pas encore très bien. Le Ministère de la Santé cubain, aussi étonnant que ça puisse paraître, a répondu aussitôt favorablement. Ils accueillaient d’ailleurs des médecins de tous les coins du monde, d'Amérique latine notamment à cause de la langue, mais aussi de pays différents et même d'Europe. J'ai donc accepté et suis arrivé à Cuba… J’avais des enfants alors puisque j’avais épousé la jeune sœur de l’un des chercheurs mexicains de l’Institut. En arrivant à l'aéroport de Mexico pour prendre l'avion, mon épouse et moi avons été obligés de signer un papier parce que la CIA était sur la brèche. J'ai été interviewé par la police mexicaine, photographié, prise d’empreintes… J’ai été dès lors interdit de séjour aux Etats-Unis !

LE MIRADOLE.- Qu'est-ce que tu disais dans ce papier ?

MICKEY.- Qu'on allait à Cuba pour travailler... C'était presqu'un délit !

LE MIRADOLE.- Je comprends bien et je suis même étonné que ta proposition de service soit arrivée si facilement.

MICKEY.- C'était très gênant, mais on est monté dans l'avion, on est arrivé à Cuba et on a été reçus par les gens du Ministère. Nous avons été logés dans un de ces grands hôtels américains qui avaient été si nombreux à la Havane lorsque la ville était une colonie américaine et que les gens y venaient en vacances.

LE MIRADOLE.- C'était une sorte de Las Vegas des Caraïbes.

MICKEY.- Tout à fait… le bordel des Etats-Unis même ! Il y avait de grands hôtels à l'américaine, de onze ou douze étages. On a été logés dans un de ces hôtels de luxe qui avaient été réquisitionnés pour les nouveaux arrivants.  On y a eu un appartement pendant quelques semaines, le temps qu'on s'installe, moi et ma famille. Et puis ensuite, on nous a assigné une maison particulière dans le quartier des hôpitaux, justement pour qu'on soit à portée de main du travail qui nous attendait. On avait un pavillon avec un jardin dans les environs de la Havane, à cinq minutes des hôpitaux qui étaient donc fermés. J'ai retrouvé là un Cubain que je connaissais de l’institut et qui avait comme moi fait l'internat d'apprentissage. Il m'a proposé qu'on essaye de constituer une petite équipe pour remettre en marche les hôpitaux. On a donc trouvé deux ou trois autres médecins qui étaient restés là. Parmi les médecins prêts à émigrer, on en a trouvé quelques-uns qui étaient encore hésitants, pas complètement décidés à partir mais très opposés à la révolution cubaine et très hostiles à notre présence étrangère. Ils étaient entre chien et loup, et ne savaient pas très bien ce qu'ils allaient faire.

LE MIRADOLE.- On pouvait donc encore quitter le pays  ? J'imagine que le régime ne poussait pas les médecins dehors.

MICKEY.- Non, mais il les laissait partir.

LE MIRADOLE.- Ce n'est donc pas le régime totalitaire qu'on décrit souvent !

MICKEY.- On pouvait partir. Et donc certains parmi les hésitants sont finalement restés. Notre tâche était de faire remarcher les deux hôpitaux. L'hôpital général, c'était plus facile, mais l'hôpital des enfants, c’était une autre affaire ! Il était complètement vide, il n'y avait plus rien. Il a fallu le refaire de A à Z.

LE MIRADOLE.- Au Mexique, tu avais donc quitté un hôpital plutôt haut de gamme et moderne. Dans quoi est-ce que tu arrives justement ?

MICKEY.- C'était quand même des hôpitaux modernes.

LE MIRADOLE.- Construits par les Américains ?

MICKEY.- Je ne sais pas. Je pense que le modèle américain prédominait, à La Havane comme au Mexique. Toujours est-il qu'il fallait tout reprendre à zéro. Alors on s'y est mis et même assez bien ! Je crois qu'on ne s'y est pas mal pris. On travaillait du matin au soir. On commençait à 7h30. Les jours de travail commencent très tôt là-bas.

LE MIRADOLE.- Il fait sans doute plus frais.

MICKEY.- Je me souviens qu'on m'apportait les dossiers des patients. Chacun de nous recevait une énorme pile de dossiers en arrivant le matin. Les gens faisaient la queue depuis l’aube et on recevait tous les patients sans distinction. Jusque là, la majorité de la population n’avait jamais eu accès aux soins... Il fallait qu’on trie les documents nous-mêmes en fonction du problème médical soulevé. Tout était en vrac. A cette époque-là, il n'y avait pas d'informatique. Tout était écrit à la main. Les dossiers étaient manuscrits. Il y avait des notes dactylographiées mais le dossier médical, c'était une simple chemise en carton avec des papiers à l'intérieur, l'histoire du patient, les examens de laboratoire, les radiographies… il fallait tout trier. C’était un travail considérable, gigantesque ! Progressivement, de plus en plus de gens se sont mis à travailler avec nous. Ça a donc marché ! L'hôpital a commencé à redémarrer. Le téléphone portable n'existait pas, il y avait un haut-parleur qui fonctionnait jour et nuit dans l'hôpital et qui appelait les médecins : docteur Untel, on a besoin de vous à tel endroit…

LE MIRADOLE.- On a l'impression que vous vous autogériez mais j'imagine qu'il y avait un  ministère de tutelle.

MICKEY.- Oui, il y avait un Ministre de la Santé dont j'étais très proche. Je me souviens de la relation que j'avais avec lui et ses collaborateurs avec lesquels on était constamment en rapport. Ils venaient voir comment on fonctionnait, comment ça allait, comment on se débrouillait.

LE MIRADOLE.- Cuba était un petit pays, il y avait de la proximité.

MICKEY.- Oui, on se voyait tous les jours ou presque.

LE MIRADOLE.- Il était habillé comment ce ministre ? A la Castro  ?

MICKEY.- Non, en civil. Très convivial et très camarade ! La santé était un des domaines de prédilection du régime. Il y avait en fait deux choses pour lesquelles on était requis à la Havane  : l'éducation et la médecine. L'un des mots d'ordre était l'alphabétisation. Il fallait faire disparaître au plus vite l'analphabétisme. C'était l'une des priorités que Fidel communiquait à ses proches collaborateurs. Il expliquait comment s'y prendre pour que les gens connaissent la langue, sachent écrire et parler. Et on était conviés à cette éducation au moins autant qu’à la santé. 

LE MIRADOLE.- C'est une idée qu'on retrouve chez les Maoïstes…

MICKEY.- Il y avait donc des réunions très fréquentes, des discours fleuve parce que Fidel parlait pendant des heures…

LE MIRADOLE.- Tu l'as donc entendu en direct ?

MICKEY.- Oui, il parlait très bien, il parlait d'abondance mais parfois, c'était trop long ! Ça durait des heures ! Au contraire, Che Guevara, on ne l'entendait pas…

LE MIRADOLE.- Il écrivait bien mais il n'est pas célèbre pour ses discours.

MICKEY.- J'ai connu Che Guevara un peu par hasard. Je n'ai pas connu Fidel directement, mais j'ai connu le Che parce que mon maître Cabrera que j'ai retrouvé là-bas est tombé malade  : on lui a découvert une tumeur cérébrale. Il fallait intervenir mais à Cuba, il n'y avait pas le matériel ni l'expérience pour se lancer dans une telle opération. Il a donc été transféré à Moscou dans une institution spécialisée où on l'a opéré. Il y est resté quelques semaines et on l'a ramené à la Havane où il a terminé son hospitalisation. Je suis allé le voir. Il venait de rentrer de Moscou. Et c'est là que Che Guevara lui a rendu visite parce qu'il l’avait connu à l'Institut de cardiologie de Mexico.

LE MIRADOLE.- Che Guevara était lui-même médecin.

MICKEY.- Je crois même qu'il était allergologue.

LE MIRADOLE.- J'imagine que ça marque ? Tu t'en souviens bien ?

MICKEY.- Très, très bien. Mais je ne l'ai vu qu'une après-midi ! Malheureusement Cabrera n'a pas survécu. Sa maladie a évolué, il a fait une métastase et il est mort. 

Bon, j'en étais où  ? 

LE MIRADOLE.- Tu étais en train de remettre ton hôpital sur pied et ça se passait semble-t-il relativement bien. Mais vous manquiez de moyens  ? Le blocus américain avait-il commencé ?

MICKEY.- Oui, et le blocus était très efficace. On n'avait pas beaucoup à manger. On mangeait du riz avec du riz, comme disaient les collègues… Il y avait des jours où il n'y avait pas grand chose ou rien…

LE MIRADOLE.- Ce n'était donc pas uniquement pour le matériel ?

MICKEY.- Non, il y avait un blocus total. Mais bon, les gens se débrouillaient… Mais je dois dire que nous, les médecins et les techniciens étrangers, on était privilégiés ! Par exemple, on pouvait aller dans un magasin spécial où il y avait des choses qu'on ne trouvait pas ailleurs. Nous avions le droit de nous approvisionner en objets divers, par exemple, du lait pour les enfants ou des choses comme ça.

LE MIRADOLE.- Ce qui était un peu normal parce que vous étiez là comme volontaires pour aider la révolution tout de même.

MICKEY.- Et je me souviens avoir échangé avec des techniciens russes les bouteilles d’alcool auxquelles on avait droit contre du lait maternisé ! On nous payait aussi différemment. On était bien payés par rapport aux autres.

LE MIRADOLE.- Ah, il y avait quand même un régime de faveur ?

MICKEY.- Ça nous permettait d'aller assez souvent au restaurant à des prix inabordables pour le Cubain normal. On avait suffisamment d’argent pour y aller. On mangeait un peu mieux que ce qu'on pouvait manger chez soi et on rapportait à la maison ce qui restait dans les assiettes On était les choyés du régime.

LE MIRADOLE.- Tu avais une voiture ?

MICKEY.- Au départ, j'étais venu avec notre voiture et puis j’ai changé, je ne sais plus pour quel motif. J'ai alors eu une vieille voiture parce que toutes les voitures à l'époque à Cuba était de vieilles voitures américaines qui marchaient plus ou moins, qui étaient toujours rafistolées et qui fonctionnaient de bric et  de broc. C'étaient d'énormes voitures américaines, tu vois le genre ?

LE MIRADOLE.- C'est resté longtemps dans l'imagerie de la Havane !

MICKEY.- Oui, et on avait l'une de ces voitures-là, une vieille carcasse…

LE MIRADOLE.- Si on en revient à l'hôpital...

MICKEY.- Au bout de quelques mois, on a commencé à recevoir des enfants. On a attendu d'avoir des médecins capables de s'occuper d'enfants et puis ensuite les gens sont venus progressivement. Et l'hôpital pour enfants s'est remis à fonctionner quasiment normalement. Il y avait beaucoup de demandes.

LE MIRADOLE.- De quoi souffraient surtout les gamins ?

MICKEY.- Il y avait beaucoup de maladies infectieuses streptococciques. Aussi bien à Mexico qu'à Cuba, les maladies infectieuses dues à des microbes très virulents étaient très fréquentes et les enfants en étaient très souvent atteints. Il fallait des antibiotiques qui étaient d'existence récente...

LE MIRADOLE.- Fin de la seconde guerre mondiale... ?

MICKEY.- Après 44, il a commencé à y avoir des antibiotiques mais pas beaucoup  : deux ou trois, c’est tout. Donc l'antibiotique de référence, la pénicilline, on s'en servait pour tout, à tort ou à raison, on s'en servait à foison. A Mexico comme à Cuba, on menait une campagne antirhumatismale parce que la maladie du siècle, le rhumatisme articulaire dû à un streptocoque très virulent, très dangereux, faisait des ravages. On détectait les malades porteurs d'angines par des prélèvements et si le prélèvement était positif, on les mettait directement à la pénicilline. On la leur administrait pendant dix ou douze jours pour les débarrasser du microbe et on y arrivait la plupart du temps. C'était la maladie qu'il fallait absolument éradiquer.

LE MIRADOLE.- L'Occident a toujours voulu donner du régime cubain l’image d'un régime dictatorial et autoritaire. Comment est-ce que toi, tu l'as vécu ?

MICKEY.- C'est vrai qu'il y a eu une période où la révolution ne pouvait pas se permettre de prendre des risques... Ceux qui voulaient partir le pouvaient, mais parmi ceux qui restaient, il y avaient des arrestations, des gens qu'on foutaient en prison parce que la révolution ne pouvait tolérer les contre-révolutionnaires. Et il y en avait ! 

LE MIRADOLE.- Des gens pilotés par la CIA ?

MICKEY.- On ne pouvait pas savoir. Certains étaient ou sous les ordres de la CIA ou chargés de saboter. Il y en avait beaucoup et il y a donc eu une répression.

LE MIRADOLE.- Mais motivée par un état d'urgence.

MICKEY.- C'est ça. Nous, on n'était pas opposés à cette répression. On la soutenait. Les Américains étaient capables de débarquer à tous moments. Ils l'avaient montré et on se demandait s'ils n'allaient pas recommencer. On s’attendait à d'autres débarquements mais ils n'ont pas essayé…

LE MIRADOLE.- C'est étonnant vu la proximité des deux pays !

MICKEY.- Il y a aussi une chose importante à dire. Il y avait une concurrence importante entre Russes et Chinois. Ils se disputaient l’influence politique... Il y avait une histoire de pétrole : il fallait bien que les Cubains aient de l'énergie et ça ne pouvait venir que du pétrole. Il fallait donc en importer.   

LE MIRADOLE.- Les gisements du Venezuela n'étaient pas encore découverts ?

MICKEY.- Non, ça ne pouvait venir que du Mexique, mais le Mexique était pro-américain. Donc, ce sont les Russes qui en importaient ou les Chinois qui faisaient de la surenchère pour faire entendre leur voix... Il y avait un lobby prochinois mais ce sont finalement les Russes qui l'ont emporté. Et de loin !

LE MIRADOLE.- Ils avaient une puissance économique supérieure.

MICKEY.- Et puis il y a eu la crise des missiles…

LE MIRADOLE.- Alors comment avez-vous ressenti cela parce que, dans le monde entier, on s'est dit que ça allait péter ?

MICKEY.- Eh bien, on s'est dit que ça allait mal se passer… Et puis il y a eu un compromis. Fidel a choisi de faire retirer les missiles. C'était sage. Mais on attendait tout de même qu’un jour ou l'autre, les Américains se précipitent sur l'île.

LE MIRADOLE.- Avec le principe américain où on bombarde tout avant de débarquer !

MICKEY.- Oui, ça aurait pu se passer ainsi mais heureusement ça n'a pas eu lieu.

LE MIRADOLE.- Et de l'intérieur, cette révolution, comment l'as-tu senti accueillie par les Cubains ?

MICKEY.- Le peuple cubain, c'est à dire la classe prolétarienne, était résolument en faveur de Fidel. Ils en parlaient comme de leur «  grand leader  ».

LE MIRADOLE.- Le fameux « leader maximo ».

MICKEY.- Pour eux, après la dictature de Battista qu'ils avaient subie, c'était une libération. Ils ont senti comme l'espoir d'un renouveau. Parce que Battista, c'était une dictature affreuse !

LE MIRADOLE.- Ils étaient pauvres et en plus maltraités. 

MICKEY.- Très maltraités.

LE MIRADOLE.- Avec la révolution, ils restaient pauvres, mais ils étaient mieux traités.

MICKEY.- Avant, les hôpitaux étaient inaccessibles au peuple. Il fallait des recommandations de personnages politiques pour y être traité.

LE MIRADOLE.- Il existait donc avant la révolution une corruption totale et c'est justement ce qu'on ne nous a pas raconté.

MICKEY.- Oui, il y avait une corruption terrifiante. Sans compter la prostitution qui était une institution nationale. Cuba était vraiment une colonie au pire sens du terme. C'était un lieu de vacances, de prostitution, de trafic, de drogue, c'était terrible !

LE MIRADOLE.- Le régime castriste va remettre un peu d'ordre dans tout cela. Dans la théorie marxiste, le progrès économique prend d'abord le pas sur les libertés individuelles. As-tu pu observer cela ?

MICKEY.- Effectivement la liberté individuelle a été limitée par crainte de la contre-révolution. Mais la pauvreté demeurait parce qu'ils manquaient de tout. Actuellement, le blocus se poursuit et ils manquent encore de presque tout là-bas. Beaucoup de produits élémentaires n'arrivent pas à rentrer sur l'île. Mais ça n’est pas la faute du système économique, mais bien du blocus américain !

LE MIRADOLE.- Tu penses qu'il y a toujours cet esprit revanchard chez les Américains qui ne supportent pas que cette petite île leur résiste ?

MICKEY.- Les Américains ont opté jusqu'à maintenant pour la guerre économique car ils veulent étouffer l’ile et son régime. S'ils pouvaient déclencher la guerre avec Cuba, comme en Ukraine, ils le feraient. Ils ne le font pas parce qu'ils ont d’autres chats à fouetter ! Les Américains actuellement sont très bellicistes. 

LE MIRADOLE.- Est-ce que ce n'est pas non plus parce qu'à Cuba, il n'y pas de ressources intéressantes comme au Venezuela par exemple ?

MICKEY.- Peut-être. A part la canne à sucre, ils n’ont rien en effet. A propos, j'ai travaillé dans les champs parce que, le samedi ou le dimanche, on allait aider à couper la canne à sucre.

LE MIRADOLE.- C'est un principe maoïste  : les cols blancs à la campagne.

MICKEY.- Couper la canne à sucre, c'est très dur. Moi, je n'étais pas du tout entraîné à ça ! On partait par brigades en camion à 7h00 du matin, on travaillait toute la journée là-bas et on revenait le soir.

LE MIRADOLE.- Là en revanche, pas de régime de faveur ! Et ta femme ?

MICKEY.- C'était seulement moi. Ça faisait partie de ce qu'on considérait comme notre devoir. Alors on partait en brigades, debout dans le camion. C'était près de la Havane, il n'y avait pas loin à aller, il y avait d'énormes champs de canne à sucre à couper…

LE MIRADOLE.- Ce n'est pas un boulot facile. Surtout qu'un médecin a tout de même besoin de ses mains. Et en plus, tu avais eu toute ta semaine à l'hôpital et il fallait encore repartir travailler aux champs. 

MICKEY.- Oui, mais je le faisais de bon cœur. J'étais très enthousiaste pour aller les aider. Les copains étaient là. On était des apprentis parce qu'il faut savoir faire ça !

LE MIRADOLE.- Les paysans devaient se marrer à vous voir faire au début.

MICKEY.- Oui, la machette, il faut savoir s'en servir !

LE MIRADOLE.- Mais tu t'en es bien sorti, tu as tous tes doigts. Au niveau de la propagande idéologique, tu l'as trouvée omniprésente ?

MICKEY.- Oui.

LE MIRADOLE.- Sous quelle forme ?

MICKEY.- L'influence dominante était russe.

LE MIRADOLE.- Ce qui signifie le culte du chef ?

MICKEY.- Oui, le marxisme-léninisme autoritaire.

LE MIRADOLE.- L'idée d'une avant-garde que le peuple doit suivre  ?

MICKEY.- Oui, c'est évident.

LE MIRADOLE.- Et au niveau pictural ?

MICKEY.- L'imagerie, c'était le Che. Parce qu'il était considéré comme la figure emblématique devenue légendaire. Che Guevara était une personnalité très spéciale. Il considérait que sa tâche, c'était de divulguer le marxisme dans le monde entier. Donc il n'est pas resté à Cuba. Il est parti en Afrique, au Mozambique en particulier, porter la bonne parole.

LE MIRADOLE.- C'est son côté messianique. 

MICKEY.- Il avait envoyé une lettre très émouvante à Fidel en lui expliquant pourquoi il partait. Ça a été diffusé par voie de presse : il fallait qu'il continue sa tâche de répandre le marxisme-léninisme partout. C'est pour cela qu'il est parti. 

LE MIRADOLE.- Il a donc laissé une image mythique derrière lui. Fidel était au pouvoir mais le Che poursuivait la révolution ailleurs.

MICKEY.- Exactement.

LE MIRADOLE.- Petit aparté. Tu m'avais parlé de Frida Kahlo et de Diego Rivera...

MICKEY.- Au Mexique, j'ai connu Rivera parce que l’Institut de cardiologie, quoique éminemment médical, était également un centre culturel. Chavez invitait des poètes, des écrivains, des artistes, des musiciens, des intellectuels et des scientifiques de tous types à donner des conférences, à présenter leurs œuvres. C’est ainsi qu'un jour, on a vu débarquer Diego Rivera qui nous a fait une conférence sur la peinture. Il y a eu d'autres peintres dont j'ai oublié les noms. Un jour, nous avons été invités chez Chavez à une réception avec des peintres dont Diego Rivera et Frida Kahlo. C’est là que j'ai connu son histoire. Elle avait été grièvement blessée dans un accident d'autobus à Mexico. Les transports mexicains sont légendairement dangereux. Elle avait été bousculée dans un autobus et avait des lésions considérables dont elle s'est sortie Dieu sait pourquoi ! Mais je n'ai fait que la croiser.

LE MIRADOLE.- C'est déjà pas mal.

MICKEY.- Les conférences culturelles contribuaient à la réputation humaniste de l'Institut.

LE MIRADOLE.- C'est surprenant en effet. Ton expérience cubaine a duré combien de temps  ?

MICKEY.- Trois ans.

LE MIRADOLE.- Et à quel moment tu t'es dit  : j'ai fait ce que je devais faire, je peux partir.

MICKEY.- J’ai eu une réunion avec le vice-ministre de la santé avec lequel j'étais très copain. On se tutoyait, on était amis. Alors que j’avais été pris dans un conflit qui opposait deux de mes amis à propos de la direction de l’hôpital et que j’avais pris parti pour l’un d’eux, l’ambiance était devenue très tendue.  Un jour, le vice- ministre m'a dit  : tu as fait tout ce que tu as pu pour nous aider, maintenant tu peux reprendre ta liberté si tu veux, je pense que tu veux retourner à Mexico ?… Effectivement, c'est ce que je voulais faire. Et il m'a dit  : écoute, tu t'en vas quand tu veux... Et voilà. J'ai pensé que j'avais terminé ma tâche et qu'il était judicieux que je reparte pour Mexico, d'autant plus que je n'avais pas de ressources, que n'avais pas d'argent…

LE MIRADOLE.- Ce que tu avais gagné à Cuba ne pouvait se dépenser que là-bas.

MICKEY.- Les billets cubains n'avaient aucune valeur sur le marché. On ne pouvait pas changer cela contre des dollars. Le peso cubain, c'était de la monnaie de singe. Alors je sui rentré à Mexico en me disant qu'au moins momentanément, il fallait que je gagne un peu d'argent. J’y suis retourné et j'ai retrouvé une partie de la famille de mon épouse ; j’y suis resté quelques mois. J'avais pensé à un moment donné travailler à Mexico puisque j'y avais oeuvré suffisamment pour justifier mon statut. Mais les Mexicains sont très chauvins. Pas question de me donner un permis de travail !

LE MIRADOLE.- Et arrivant de Cuba... ?

MICKEY.- Pas bien vu du tout. Pas bien vu d'être parti et pas bien vu d'être revenu ! A un moment donné, le frère ainé de mon épouse m'a dit  : voilà, tu es revenu à Mexico, il serait bien que tu ailles voir le directeur de l'Institut de Cardiologie et que tu t'excuses, que tu demandes pardon, que tu lui dises que bon, tu as fait une erreur… je suis sûr que, francophile comme il est, il sera très compréhensif ! J’ai refusé. J'ai dit  :  Il n'y a pas de raison que je m'excuse et je ne m'excuserai pas ! Alors, il n'a pas insisté. Mais effectivement, je n'ai eu aucun appui. Un de mes amis m'a suggéré d’aller exercer avec lui dans son cabinet à titre d'associé. J'ai fait cela un petit moment mais je gagnais très peu, très mal. C'était un cardiologue connu à Mexico mais ça ne me donnait pas la possibilité de gagner véritablement ma vie. Alors j'ai pensé que le mieux était de retourner à Paris. C'est ce que j'ai fait. Avec beaucoup de difficultés parce que je n'avais pas d'argent du tout. De plus, à Mexico, je n'avais pas mon titre de Docteur. J'ai été obligé de retourner à Paris pour passer officiellement ma thèse et avoir le droit d'être considéré comme médecin. Peu de temps après, je suis arrivé à Paris, sans adresse, avec une femme et trois enfants…

LE MIRADOLE.- Donc tu ramènes ta famille à Paris...

MICKEY.- Et je me mets à travailler aux urgences de nuit parce que c'était la seule possibilité. Venait justement de s'ouvrir à Paris SOS Médecins, un service nocturne qui n'existait pas auparavant. On appelait par téléphone et un médecin arrivait avec une voiture pour assurer les urgences parisiennes.

LE MIRADOLE.- Tu te souviens de l'année ?

MICKEY.- C'était deux, trois mois avant 68.

LE MIRADOLE.- Rendez-vous donc très bientôt pour un prochain épisode parisien.

Episodes précédents: Une enfance dans l'oeil du cyclone (1) et Des études de médecine de Paris à Mexico (2)




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La Rédac'

Donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, voilà une noble cause ! Les articles de la Rédac' donnent le plus souvent la parole à des gens que l'on croise, des amis, des personnalités locales, des gens qui n'ont pas l'habitude d'écrire, mais que l'on veut entendre...


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