Mode sombre

Ecrire. Jamais le bon moment, ni l’endroit. Pas l’esprit disposé. Peur de bégayer, de me muter dans le néant des mots. Je boude le courage, j’ai peur de la déception. 

 

Seule devant la page blanche, je tâtonne, et puis enfin j’ose. C’est drôle, car quand l’idée de créer un média local dolois s’est présentée, nous avons tous mis les moyens pour le faire émerger, avec l’envie évidente et naturelle d’en faire partie. Mais jamais nous n’avons pris un pas en arrière pour se pencher sur les échecs que nous pourrions essuyer, ou sur les incertitudes concernant le temps qu’il allait falloir y donner, en se demandant si ça valait vraiment le coup. Je crois que l’ambition collective a su nourrir la petite dose de courage qu’il a fallu, et que j’effleure encore du bout des doigts, alors que j’écris ces mots. 

 

Pourtant, commencer à écrire fut difficile. J’étais bel et bien seule avec quelques idées brouillonnes, mais je voulais être la plus sincère possible à travers les mots. Et pour moi, il s’agissait d’être vulnérable, de m’exposer par mes émotions, par mes réflexions. Alors, je me rappelle les mots de Hannah Arendt: “ les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action.” L’action, parlons-en tiens.

 

Décider de créer un média local, c’est pour moi, une de ces initiatives, aussi nombreuses et variées soient-elles, dont les revendications se déploient en leur sein même. Initier de la sorte, c’est chercher, essayer tout du moins, d’ouvrir une brèche dans l’espace-temps, d’y imploser en fertilité, et faire germer sur les chemins de traverse, fuyant toute complaisance et veulerie, les graines qui sauront nourrir le corps et l’esprit du monde vivant, en quête désespérée de sens. 

Derrière toute initiative consciente se trouve l’intention. Et l’une d’elles par exemple, derrière la réalisation de Libres Commères, est de se réapproprier une partie de l’espace social, politique et médiatique du paysage dolois. Tenter de démêler une ville de son amas d’inconséquences, prise aux mains des baronnies locales qui brisent le dialogue démocratique, des dents de la foreuse qui pillent nos sols, nos ressources et nos caisses pour une piscine, et des plumes molles, dont les écrits exposés au grand jour dans la rue me laissent l’effet d’une incision mentale abrutissante.

 

Il est temps de se saisir de notre présent collectivement, et de lui faire recouvrer sa dignité. De toute façon, c'est tout ce qu'il nous reste: à défaut de pouvoir enrayer le galop de l'effondrement écologique et civilisationnel, il nous reste encore nos sens pour éprouver, ou réapprendre à le faire, ce que l’on défend: le vivant. Pour cela, une chose: le refus de parvenir.  

 

C'est à Albert Thierry, un intellectuel des milieux libertaires et révolutionnaires du début du XXème, que l'on doit la première formulation de cette notion dans Réflexions sur l'éducation, publiés en 1912-1913 dans La Vie Ouvrière. Selon lui, « Refuser de parvenir, ce n'est ni refuser d'agir ni refuser de vivre, c'est refuser de vivre et d'agir pour soi et aux fins de soi » « C'est rester fidèle au prolétariat, c'est anéantir à sa source un égoïsme avide et cruel » En d'autres mots, refuser de parvenir, c'est choisir de s'extraire du système, pour ne plus se laisser briser par ses rouages. C'est renverser l'idée que la décence de l'Homme se niche dans sa promotion individuelle, sans cesse tiraillé à travailler plus pour se hisser plus haut parmi les privilèges et les distinctions, et à consommer davantage, pour se fondre complaisamment dans la marche du capitalisme libéral.

 

Refuser cette idéologie implique donc de redéfinir la réelle élévation de l’Homme. Pour l'historienne Marianne Enckell, le refus de parvenir est d'abord un refus de l'ego, pour ensuite "mettre son savoir-faire comme ses compétences au profit de la solidarité.” La piste de l’entraide apparaît donc ici comme un vecteur du refus de parvenir et de la dignité du présent, notion empruntée à la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux dans "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce." De manière plus large, c’est par le collectif que l’élévation est possible, car c’est ensemble que peut s’écrire un nouveau récit, un nouvel imaginé. Si l’union a caractère de force, c’est pourtant au sein de celle-ci que l’on s’y trouve le plus vulnérable. Or, c’est cet état qu’il est urgent de chercher. Dans la création d’espaces de réflexion et de débats, où l’émulsion des antagonismes doit être nourrissante, et non clivante, où le terreau des rapports humains peut-être un support de  maturation et de transformation, soutenu par un enjeu commun, celui de réintégrer la communauté du vivant et de ne plus y nuire. Pour aller plus loin sur ce terrain, l’article d’Elie [Ethique et toc! ] est à lire!

 

Ainsi, à l’aube du naufrage, nous pouvons encore redoubler de démarches collectives et solidaires. Qu’elles trouvent leur consistance dans les conversations foisonnantes des bords de comptoir, qu’elles aèrent à nouveau la terre par l’agro-écologie, qu’elles redéfinissent l’instruction par l’éducation populaire, où bien qu’elles illuminent la nuit par un brasero autour duquel se blottissent des grévistes, tous les chemins sont bons pour faire un pas de côté et se réconcilier avec notre présent, ensemble. 

 

L’ami Nietzsche le dira ainsi dans Le Gai Savoir

 

“  C’est de la lutte, mes amis

                Que vient tout bonheur sur la terre!

                Oui, pour devenir amis, 

                Il faut des vapeurs de poudre!

                En trois choses les amis sont unis:

                Frères dans la nécessité,

                Égaux devant l’ennemi

                Libres - devant la mort! ”





 

 




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À propos de l'auteur(e) :

Margot Barthélémy

Biographie en cours de rédaction.


Flâneuse dilettante

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