Mode sombre

Dans un article insidieusement intitulé « Le Judas noir cherche-t-il à nous baiser? », je vous avais parlé de Judas and the Black Messiah de Shaka King. Je vous en avais parlé sans l’avoir vu, ce qui a ému mon camarade Robot Meyrat qui me l’a fait savoir. Il a lui-même visionné Judas et  « il se trouve que le film est exemplaire et entre autre dès les premières minutes pose la position anti-capitaliste du mouvement. Il met en avant aussi l'importance du peuple plus que d'un leader tout le film durant et à la fin encore quand Hampton préfère donner l'argent qui devrait lui permettre de s'enfuir pour ouvrir une clinique gratuite. Du coup l'esprit critique, on en a toujours besoin sauf que c'est tout sauf un film qui mériterait pareil article ». J’avais en effet émis des réserves préalables. « On se méfiera donc de cette production de la Warner Bros qui, si elle se présente plutôt bien (les actions sociales du BPP sont bien là), ne pousse vraisemblablement pas si loin que ça le bouchon. Sinon le système ne l’aurait pas financé. Ni même laissé passer. » Or à y bien réfléchir, personne n’a tort dans cette affaire d’autant que je concluais par « alors si vous avez l’occasion de voir le film, mettez votre esprit critique en mode vigilance. En revanche, n’hésitez pas à voir sans tarder sur Arte ce documentaire disponible jusqu’en octobre. » On était donc bien loin du circulez, y a rien à voir! Mais ce qu’écrit Robot à propos du film est parfaitement juste sauf que mon article tournait plus autour de la perception des Black Panthers dans l’opinion publique américaine et je ne critiquais pas vraiment le film pour la bonne et simple raison que je ne l’avais pas visionné. Je mettais en garde contre un blockbuster hollywoodien annoncé. Ce n’est pas tout à fait pareil. 

Maintenant que j’ai vu le film, je vous conseillerai d’être extrêmement attentifs aux toutes premières minutes du film alors même que vous avez l’impression que ce n’est pas tout à fait commencé et que la technique fait encore quelques réglages. Mieux, je vous conseille à nouveau de suivre les deux heures de documentaires toujours disponibles sur Arte pour bien saisir tout ce qui ce dit dans cet avant-propos très riche en informations. Tout l’esprit des Black Panthers, leur action socio-éducative, leur philosophie anticapitaliste et socialiste sont condensées en deux minutes chrono, avant qu’Edgar Hoover (Martin Sheen a vraiment une sale gueule) n’apparaisse à l’écran pour annoncer que « les Black Panthers sont la pire menace pour notre sécurité nationale, pire que les Chinois, pire encore que les Russes. Notre programme de contre-espionnage doit empêcher qu’un Messie noir n’émerge de leur rang. Un individu capable d’unir les communistes, les anti-guerre et la nouvelle gauche. » Derrière le patron du FBi, Fred Hampton, sur grand écran déclare qu’ « on combat le feu par l’eau, le racisme par la solidarité. On ne combat pas le capitalisme par un capitalisme noir mais par le socialisme. » Et là, pendant ces deux petites minutes, faut être à fond. En vidéo, on peut rembobiner. En salle, faudra arriver bien à l’heure et filmer tout ce qui précède le générique avec son téléphone portable. Ensuite… eh bien ensuite, Shaka King signe un honnête thriller et un biopic plutôt fidèle. L’esprit des Panthers n’est pas trahi, notamment dans la constitution de la Rainbow Coalition, point marquant de la vision subversive de Hampton. Daniel Kaluuya qui interprète le rôle méritait son Oscar. Les talents d’orateur incantatoires du président du BPP de Chicago sont parfaitement rendus (un mec comme lui dans une manif pour la planète, ça nous changerait la vie!). Avec la peur constamment dans le regard, Lakeith Stanfield (O’Neal, le traitre infiltré malgré lui) joue à merveille la petite frappe, le cul entre deux chaises. Le film dénonce aussi très bien les méthodes perfides de Hoover et du FBi. La liquidation d’Hampton et de ses proches est authentique, brutale, sans surenchère non plus. Bref, le film est honnête et c’est déjà beaucoup. Pourtant un truc me dérange. Un je ne sais quoi… qui me laisse sur ma faim et qui fait que je ne reviendrai pas tout à fait sur mes réserves. 

Si Fred Hampton et les Black Panthers ont représenté un réel danger pour les autorités américaines, ce n’est pas uniquement parce que Hoover était un salaud anticommuniste et raciste (48 ans à la tête du BOL et du FBi tout de même, sacrée carrière, mon cochon!). Le film est impitoyable avec les «pigs» (c’est le surnom que les Panthers ont donné à leurs propres poulets) et les agents du FBi suintent la bière et la graisse: ils focalisent sur eux non seulement la haine des Panthers mais également l’antipathie du spectateur. C’est un discours actuellement tout à fait recevable aux Etats-Unis et je suis pas loin de penser qu’en France aussi, les flics peuvent drainer à eux toutes les rancoeurs. Le gouvernement et ses préfets font tout ce qu’ils peuvent pour que les opposants canalisent leur révolte contre les schmitts. Tout le monde déteste la police! c’est bien connu. Sauf qu’à tout mettre sur le dos des chtars, on en oublierait presque que ce ne sont pas eux les véritables ennemis. Les Panthers ne cherchaient pas uniquement à protéger la communauté noire contre la répression policière. Ça faisait certes partie du programme du BPP mais comme le début du film le dit, à sa manière mais peut-être trop rapidement, « Pour nous, il s’agit d’une lutte de classes entre la classe ouvrière prolétarienne, qui regroupe les masses, et la minuscule minorité qu’est la classe dirigeante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s’unir contre la classe dirigeante qui les opprime et les exploite. (...) Nous croyons que nous menons une lutte de classes, pas un combat racial. » C’est Bobby Seale, le co-fondateur, du mouvement qui l’écrit dans l’histoire de son parti. Bien sûr, Hampton le dit de manière plus furtive au cours du film mais il y a fort à parier qu’en dehors d’un fort ressentiment pour la police, le spectateur ressorte avec une vision plutôt funky d’un mouvement solidaire d’assistance mutuelle. It’s cool to be a Black Panther! Comme c’est cool d’être Black Lives Matter! La radicalité révolutionnaire passe un peu à la trappe et on a beau entendre les militants scander « I am a revolutionary », on perd de vue ce qu’il y a de vraiment révolutionnaire dans leur programme. Vous me direz : oui, mais, ducon, c’est pas un documentaire ! Ce à quoi, je répondrai : en effet!

Si Hoover voulait la peau des Black Panthers, au demeurant pas si nombreux que ça mais communicants géniaux, c’est parce que le modèle d’auto-organisation qu’ils représentaient, de contre-système efficace et rassembleur des mafias locales à Chicago, constituait une menace directe pour le régime oligarchique (Jack London en parle en ces termes dans Le Talon de Fer en 1908 dont un épisode de répression sanglante se passe justement à Chicago) en place et l’appareil d’État qui servait ses intérêts. La menace contre la sécurité interne que craignait Hoover, c’est cette capacité des pauvres à s’organiser et à se fédérer. Faute de temps, le film de Shaka King glisse un peu sur cette question pourtant centrale au BPP. Miner le système capitaliste en agissant. Avoir sa propre armée pour établir un rapport  de forces. Surveiller la police. Avoir son journal pour lutter contre l’hégémonie idéologique. Ses centres sociaux. Ses hôpitaux (et ça le film le mentionne!). Son système d’assistance. Son éducation populaire. Son sens de la discipline (on entend cela à plusieurs reprises). Bref de quoi pallier bon nombre de carences du système ultralibéral américain. On ne peut pas dire que le film élude la question anticapitaliste mais parce que c’est une production grand public et parce qu’elle ne dure que deux heures, quelques longues scènes sont consacrées d’une part à la relation délétère et malsaine entre O’Neal et l’agent du FBi qui le manipule et à l’intimité entre Fred et sa petite amie. Alors naturellement, il reste moins de temps pour d’autres épisodes pour le coup plutôt réussis. La visite chez les Crowns ne manque pas de punch et d’une manière générale, le film donne une idée assez juste de l’époque à la fois violente et effervescente. Il ne jure absolument pas avec le documentaire que je mentionnais plus haut et comme je le disais, pour ceux qui en savent déjà pas mal sur les Panthers, Judas and the Black Messiah peut présenter pas mal d’intérêts avec un S. Notamment des subtilités, des références, des finesses historiques… ou encore les faiblesses du mouvement, sa jeunesse et son impulsivité. Mais comme je le craignais un peu, (mais peut-on faire grief à un film de vouloir être financé et vu?) il ne présente à mon avis aucun véritable danger car la subversion y est diluée et déviée. Le FBi et les « pigs » qu’aucun être sain d’esprit ne chercherait à défendre, servent de pare-feu. Les véritables exploiteurs n’ont pas de souci à se faire. Et Biden peut continuer à faire illusion. Mais l’ombre des Panthers n'a pas fini de planer sur la conscience américaine. Et comme dirait Sister Angela Davis, n’oublions pas Leonard Peltier!

 

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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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