Babeuf, trop en avance sur son siècle (3ème et dernière partie)
(NDLR: voici le troisième et dernier volet d'une petite série, les deux autres sont à retrouver sur le site ici pour le premier épisode et là pour le second.)
Loin de rester une utopie gauchiste éthérée et inaccessible, le babouvisme s’était organisé pour remplacer le gouvernement des Directeurs par une direction collégiale transitoire chargée de mettre en place une Assemblée Nationale favorable à la Constitution de 1793. Directoire secret exécutif, puis Comité insurrecteur de Salut public, ce noyau de conspirateurs constitue une sorte d’avant-garde dirigeante, entourée de militants qui ont fait leurs classes durant la période révolutionnaire. Viennent ensuite les sympathisants démocrates et enfin les masses populaires que les conjurés espèrent bien soulever à la faveur d’une crise insurrectionnelle au moment T. Le directoire secret prépare des textes destinés à être appliqués dare dare après la prise de pouvoir: exclusion de la vie politique des oisifs qui ne travaillent ni manuellement ni intellectuellement, suppression de l’héritage, exploitation collective des biens collectivisés et très vraisemblablement exécution des Directeurs. Sylvain Maréchal que Babeuf avait rencontré en arrivant à Paris rédige le Manifeste des Égaux mais jugé trop anarchiste, il ne semble pas avoir été approuvé par Babeuf à qui pourtant on en attribue parfois à tort la paternité.
De toutes façons, les principaux meneurs sont arrêtés par la police le 10 mai 1796. A peine un mois auparavant, Lazare Carnot avait fait voter une loi condamnant à mort toute personne se rendant coupable d’apologie de la Constitution de 1793 ou d’appel à la dissolution du Directoire. Deux tentatives populaires pour libérer les prisonniers échouent et aboutissent au transfert des détenus à Vendôme. Le procès y dure plusieurs mois : courageusement, Babeuf revendique toute la responsabilité de la conjuration, histoire de sauver ses camarades. Le 26 mai 1797, Babeuf est condamné à mort pour être à l’initiative du complot contre le régime et Darthé également pour avoir rédigé l’ordre d’exécution des Directeurs. Sept autres sont condamnés à la déportation. La majorité des prévenus sont néanmoins acquittés.
A l’audition de sa condamnation, Babeuf tente de se suicider et c’est moribond qu’il sera guillotiné avant que sa dépouille ne finisse à la fosse commune.
Condamné à la déportation en Guyane, Buonarroti voit sa peine commuée en détention, puis en résidence surveillée et il faudra attendre 1828 pour qu’il mette un point final à « La Conspiration des Égaux » dont le texte intégral est disponible en ligne et facile à lire. Ce qui frappe dans ce récit, c’est le soin apporté aux préparatifs de l’insurrection et le réalisme de l’entreprise. C’est en cela que la Conspiration des Égaux se détache d’une affabulation utopique totalement irréaliste. Babeuf et ses partisans avaient un plan bien établi pour après l’insurrection et l’installation d’un nouveau régime. Et on comprend pourquoi Marx et Engels ont vu en elle « la première apparition d'un parti communiste réellement agissant ». Pas étonnant non plus que Babeuf ait intéressé Lénine et Rosa Luxembourg. Les Égaux se sont écartés des grandes déclarations de principe sur la liberté pour pénétrer sur le terrain plus délicat de l’égalité appliquée avec notamment la collectivisation des terres et des moyens de production à laquelle n’étaient réellement prêts ni la majorité des paysans, ni celle des artisans et des petits patrons (tous propriétaires de leurs moyens de production) qui formaient les sections de sans-culottes. Pour provoquer un soulèvement populaire à caractère révolutionnaire qui ne soit pas une simple révolte du mécontentement, les instigateurs doivent s’assurer de la pénétration des idées motrices au sein des masses. Le « babouvisme » était prématuré car aucune classe ouvrière ne s’était encore constituée et fédérée autour de quelques revendications bien définies.
Jean-Marc Schiappa, responsable de la revue Études babouvistes, conclut un texte de présentation de Babeuf ainsi : « Ce communisme, s’il n’est pas économique (3), n’en émet pas moins deux idées essentielles : la nécessité de s’organiser politiquement et la nécessité d’une dictature révolutionnaire transitoire ». Les activistes politiques qui suivront en ont pris de la graine. Quant à Glucksmann, mieux vaut qu’il continue à rester éloigné de la Picardie, des masses populaires, des jeunes communistes et des travailleurs en général.
3) Même si Schiappa est un fin connaisseur de Babeuf, on peut ne pas partager ce jugement. Bruno Guigue accorde au contraire à Babeuf la primauté de l’abolition de la propriété privée, notamment dans les moyens de production, démarche hautement économique et propre à renverser la bourgeoisie.
Bibliographie:
Gracchus Babeuf et la conjuration des égaux / par Philippe Buonarroti ; préface et notes par A. Ranc
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6274580m/f224.item
https://www.hs-augsburg.de/~harsch/gallica/Chronologie/18siecle/Marechal/mar_mani.html
À propos de l'auteur(e) :
Christophe Martin
Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.
Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès
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